Actualité Journalisme de données

Le Réseau européen de datajournalisme – le making-of

Comment un groupe d’organes de presse a uni ses forces pour mettre en place une plateforme collaborative dédiée à la couverture des affaires européennes à l’ère de la post-vérité et des faits alternatifs.

Publié le 10 novembre 2017 à 10:46

Alors que les faits et la manière dont ils sont exposés sont remis en cause et que la fiabilité des médias est passée au crible, rester ancré dans la réalité reste la meilleure solution pour que la qualité et le sérieux passent devant les clics et le buzz.

C’est d’autant plus vrai pour les affaires européennes : dans un environnement multinational et multiculturel tel que l’UE, où les opinions sont foison parmi les journalistes et l’opinion publique, les faits et les chiffres ont en commun de pouvoir mettre tous les acteurs d’accord – sauf à diverger ensuite sur leur interprétation.

Contrairement aux articles et aux reportages, qui peuvent être perçus différemment selon les lecteurs, les graphiques, cartes et autres infographies parlent immédiatement au grand public — et n’ont,comme le souligne à raison le pionnier en matière de datajournalisme Nicolas Kayser-Bril, ils se passent en grande partie de traduction et d’adaptation – ce qui représente un coût non indifférent et qui fragilise le modèle économique des médias multilingues pan-européens, qui se comptent sur les doigts d’une main.

Outre le fait qu’elles permettent de surmonter les barrières linguistiques et d’expliquer des phénomènes complexes – chose dont les questions européennes ne sont pas avares – les informations qui se basent sur des données peuvent même être graphiquement séduisantes. Elles offrent des possibilités créatives que l’écrit ne permet pas, et compensent l’absence présumée de sex-appeal des affaires européennes. Ainsi, elles peuvent convaincre les rédactions de l’intérêt de traiter ces sujets .

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Jusque-là toutefois, seuls quelques médias ont fait le pari de traiter les questions européennes sous ce prisme. En publiant des cartes et des graphiques, ils réutilisent ou développent le plus souvent celles et ceux créés par les services de presse des institutions de l’UE (le bureau de presse du Parlement européen publie régulièrement des cartes et des infographies – dont certaines sont bien conçues ainsi que d’autres contenus multimédias peuvant être facilement importées par des tiers), ou élaborent les communiqués de presse d’Eurostat. D’autres, comme le site internet d’actualité politique Contexte (payant), ont mis en place leurs propres outils, déployant des efforts considérables pour créer des infographies innovantes.

Les sujets les plus complets et les plus novateurs sont le résultat d’enquêtes collaboratives menées soit par des journalistes indépendants, soit par de petites plateformes de journalisme d’investigation. Dans les deux cas, les projets sont souvent financés par des subventions émanant d’organisations de financement comme le Journalismfund.eu ou le European Journalism Centre sous condition qu’ils soient par la suite publiés par les médias traditionnels. L’enquête Migrant files, qui a remporté de nombreux prix, en est un bon exemple.

Mais tant les choix éditoriaux que le manque de financement ont empêché jusque-là les médias d’aborder les affaires européennes avec une approche systématiquement data :la production de contenus se fondant sur les statistiques est chronophage et gourmande en ressources, que la plupart des rédactions — même celles des médias payants — préfèrent allouer d’une manière supposément plus efficace, se contentant de réutiliser les contenus basés sur des données déjà disponibles et produits par des tiers.

Il est donc tout naturel qu’à l’appel à propositions de projets publié par l’Union européenne en 2016 et visant à subventionner le journalisme de données sur les questions liées au Vieux Continent, de nombreux médias basés à Bruxelles ou suivant l’actualité européenne n’aient pas hésité à affronter le laborieux processus de constitution d’un dossier de candidature européen.

Un projet venant à point nommé : les Britanniques venaient d’opter, à une courte majorité, pour la sortie de l’UE, au terme d’une campagne qui a brutalement montré les conséquences de la désinformation d’un public mal avisé. En même temps, “fake news” — l’intox – est devenue l’une des expressions les plus galvaudées de 2016, au point que les journalistes qui l’utilisent paient un gage lorsqu’ils l’emploient à mauvais escient. Le datajournalisme et la méthode scientifique qu’il implique d’utiliser peuvent aider à atteindre la vérité factuelle en ces temps où les concepts mêmes de faits et de vérité ont été ébranlés.

Médias à but non lucratif avec une perspective pan-européenne, une approche multilingue et une vocation généraliste, au sein de VoxEurop et d’Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa (OBCT) nous avons immédiatement été d’accord sur le fait qu’il s’agissait d’une opportunité unique pour familiariser le public avec le traitement de l’actualité européenne sous le prisme des données, et aller au-delà de ce qu’on appelle la “bulle bruxelloise” qui gravite autour des institutions européennes. Une occasion également de mettre en œuvre notre vision commune du journalisme collaboratif et transparent, du maillage entre médias et de la promotion d’un espace public européen.

VoxEurop aspire à être une plateforme pour le débat sur les questions qui comptent pour les Européens en produisant, traduisant et partageant des contenus avec les médias partenaires. OBCT pour sa part est un média et un think tank axé sur l’Europe du Sud-Est grâce à un réseau étoffé de correspondants sur place. Tous deux sont fortement engagés en faveur du journalisme de qualité, de la liberté de la presse et du respect des droits humains, jouissent d’une solide réputation et peuvent compter sur une communauté impliquée dans leurs niches respectives.

Nous avons démarché nos partenaires les plus proches pour concevoir avec eux le projet que nous souhaitions soumettre, ainsi que les médias que nous considérions comme les plus brillants et les plus qualifiées (et avec lesquels nous avons souvent des liens personnels) pour mettre sur pied une “dream team” en vue d’obtenir le meilleur résultat possible. L’approche collaborative, comparative et pan-européenne ainsi que la planification d’une coopération durable ont été des jalons qui ont permis de les embarquer dans le Réseau européen de datajournalisme – European Data Journalism Network, ou EDJNet pour les intimes.

Le magazine français Alternatives économiques, les agences de datajournalisme Journalism++, Journalism Robotics et Local Focus nous ont immédiatement rejoints en tant que partenaires-clé, en apportant leur expertise journalistique et technique. Ils ont été suivis rapidement par un des sites de référence sur l’UE basé à Bruxelles EUobserver, le magazine italien Internazionale, le journal en ligne espagnol El Confidencial, BiQdata (la division data du quotidien polonais Gazeta Wyborcza), les médias d’investigation slovène Pod črto et croate H-Alter. L’adhésion enthousiaste de la rédaction data du Spiegel Online pour faire partie de l’aventure nous a permis d’attirer des médias majeurs tels que le quotidien français le plus diffusé, Ouest-France, l’agence de presse italienne AskaNews et le quotidien néerlandais NRC Handelsblad. L’objectif du Réseau à moyen terme est de rallier au moins un partenaire par Etat membre de l’UE et de se développer dans d’autres pays.

L’un des plus grands défis que nous avons dû relever au cours des premiers mois consistait à faire travailler ensemble des journalistes et des médias qui n’avaient jamais collaboré sur le long terme. Le journalisme collaboratif et la coopération entre les rédactions ne vont pas de soi et, à moins qu’il n’y ait des enjeux de taille ou un projet journalistique bien particulier, comme les enquêtes sur les Panama papers ou, plus récemment, celle sur les Paradise Papers, un catalyseur ou un coordinateur est nécessaire — de même qu’une bonne dose de confiance, car les médias privés sont rarement prêts à allouer des ressources à cette activité. Le cofinancement européen permet de fournir le temps et les ressources nécessaires, du moins dans les phases de conception et à moyen terme, pour bâtir cette confiance et amorcer la collaboration. Quant à l’indépendance éditoriale, la réputation des membres du réseau en est la meilleure garantie.

Tout en se déployant progressivement, EDJNet produit à l’heure actuelle plusieurs types de contenus, des articles d’information classiques fondés sur les données aux sujets courts, et propose des outils de curation. Tous sont disponibles gratuitement, bien que sous différentes licences en fonction de l’auteur. Ils s’adressent aussi bien aux journalistes qu’au grand public.

A long terme, alors que nous travaillons sur un modèle économique plus pérenne, les membres du réseau et leurs journalistes acquerront de nouvelles compétences, atteindront un auditoire plus large grâce à la traduction et à la réutilisation, et bénéficieront de l’appartenance à un réseau pan-européen, ouvrant la voie à davantage de collaboration transnationale.

Si nous sommes suffisamment convaincants pour les attirer, les utilisateurs des quatre coins du continent - et, espérons-le, au-delà - auront accès à une information de qualité et compréhensible sur des sujets considérés comme complexes et éloignés des préoccupations –—et ils auront ainsi peut-être une meilleure vision de notre bon Vieux Continent. Le défi est de taille, et il est d’autant plus stimulant.

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