Idées L’UE et les médias

Avons-nous réellement besoin d’un audiovisuel européen ?

La création d'un audiovisuel public européen suffira-t-elle à créer l'espace public européen dont il est si souvent question, comme le proposent Andre Wilkens et Jakob von Weizsäcker ici même ? Roman Léandre Schmidt et Carl Henrik Fredriksson estiment qu'il vaudrait mieux soutenir les médias existants à offrir une couverture plus ample des sujets européens que de créer une nouvelle entité artificielle.

Publié le 18 avril 2017 à 11:19

Dans leur billet pour Spiegel Online, les auteurs Andre Wilkens et Jakob von Weizsäcker demandent la création d’une radiodiffusion publique de et pour l’Europe.
Ils espèrent ainsi offrir une contribution importante à la sauvegarde de la démocratie européenne. Car, comme le constatent les auteurs, nous sommes piégés dans des “bulles nationales” : des problèmes en vérité européens ne seraient pas traités à l’échelon européen mais toujours perçus au travers de la perspective nationale et sur le fond d’intérêts particuliers. La numérisation et le filtrage opéré par les réseaux sociaux amplifieraient le développement de chambres de résonance opposées à l’esprit des Lumières, mises à profit par les populistes de droite. A cela s’ajouterait le fait que le journalisme de qualité, affaibli, et de surcroît mis sous pression politique dans certains pays d’Europe – comme en Pologne et en Hongrie –, aurait de moins en moins la capacité à s’opposer à ces tendances. C’est ainsi qu’apparaîtraient toujours plus de “trous” dans la communication, qui seraient “d’ordre systémique et dangereux pour la démocratie” en Europe.
Tout cela est vrai. En effet, il s’agit aujourd’hui de “développer des modèles médiatiques digitaux qui correspondent à l’Europe orientés vers l’avenir”, comme l’écrivent Wilkens et von Weizsäcker. Car : “A long terme, la démocratie ne peut s’épanouir que si elle est accompagnée et contrôlée par une opinion publique européenne”. Comment se représenter cette “opinion publique européenne” et à quoi ressemblerait un modèle médiatique, qui “correspond à l’Europe” ?
Pour Wilkens et von Weizsäcker, la réponse se trouve dans une “radiodiffusion européenne”. Ils considèrent sa création comme “l’annonce d’un Airbus numérique pour l’opinion publique européenne”. Pourtant, dans cette analogie forte, presque tout est incorrect. Elle suppose d’une part que l’intégration communicative de l’opinion publique européenne se produira grâce à un projet-clé emblématique et supranational ; d’autre part, elle suppose que l’exemple d’Airbus comporte quelque chose de spécifiquement européen, qui justement “correspond à l’Europe”, et que par exemple Boeing ne pourrait pas offrir. Ce quelque chose ne doit donc plus qu’être traduit dans 24 langues de travail, considérant que cette radiodiffusion publique doit attaquer le défi de la variété linguistique “de manière proactive et par là profiter des développements dynamiques des technologies de traduction automatisée”. Le résultat : un émetteur “en 24 langues, numérique et analogique, au format court et long, sérieux et clair, mais toujours de la meilleure qualité” ? Non, vraiment, sur cette voie, même avec les meilleures intentions et le budget de l’A380, il y a peu à gagner pour “l’opinion publique européenne”. Un coup d’œil à l’histoire des projets de ce genre le montre. Toutes les tentatives de fonder des médias ont lamentablement échouées lorsqu’elles pensaient pouvoir ignorer ou mettre entre parenthèses – pour quelque raison que ce soit – l’histoire spécifique des Etats-nations européens, avec leurs expériences historiques et leurs habitudes de consommation des informations pour se propulser dans un espace de communication européen unifié.
Qu’on se rappelle seulement le “first European newspaper”, comme se désignait The European (1990-1998), le journal hebdomadaire en anglais de l’éditeur britannique Robert Maxwell, ou le “journalisme low cost” (Marcel Machill) de la chaîne de télévision multilingue Euronews. Ces médias produisent soit de “l’euroblabla” superficiel, car ils doivent se baser sur le plus petit dénominateur commun en termes d’images, de connaissances politiques préalables, d’expériences collectives et d’acteurs connus, ou bien ils reproduisent en 24 langues le folklore national. Les deux variantes connaissent un échec auprès du public – pour de bonnes raisons.

On ne crée par un espace de communication européen en étirant comme des guirlandes des médias européens par-dessus le continent et en espérant qu’il se trouvera bien quelqu’un pour s’en réjouir. Le fait que Wilkens et von Weizsäcker proposent une radiodiffusion européenne comme “colonne vertébrale d’une opinion publique européenne” laisse supposer qu’ils continuent de comprendre “l’opinion publique” (au singulier) en tant que catégorie de la société civile issue de l’histoire des Etats-nations européens au XIXème siècle, comme l’a reconstruite Jürgen Habermas. Cette comparaison est cependant problématique à deux égards : premièrement, le remplacement des pratiques communicatives de la république européenne des élites par la communication de masse des Etats nationaux est un processus qui s’est étendu sur plus de deux siècles – vouloir le réviser en deux ans (avant élections européennes de 2019) par l’entrefaite d’un super-média européen est un projet bien trop ambitieux. En termes de contenu, il se pose d’autre part la question de savoir si la comparabilité implicitement pré-requise entre “nation-building” historique et opinion publique européenne existe vraiment. Habermas – au regard des défis actuels de l’Europe – lui-même s’est distancié expressément de cette analogie : “On ne doit pas s’imaginer l’opinion publique européenne comme l’agrandissement projectif d’une opinion publique intra-étatique. Elle ne peut naître que par l’ouverture mutuelle et l’interconnexion des circuits de communications des arènes nationales.” Habermas décrit assez précisément, comment cela doit se produire :

Les médias nationaux d’un pays doivent s’emparer de la substance des controverses menées dans les autres pays membres et la commenter eux-mêmes. Alors des opinions parallèles et opposées relatives aux mêmes sortes d’objets, d’informations et de raisons se créeront, peu importe d’où ces opinions proviennent.

C’est ainsi que démarrera “le processus de formation d’une volonté et d’une opinion politiques transnationales mais communes.” En suivant ce scénario prometteur, on devra continuer de miser sur la réduction, la superposition et les processus osmotiques provenant des structures de communication actuelles, c’est-à-dire majoritairement nationales, et de leurs acteurs. En effet, les conditions pour cela sont réunies : il existe toujours des médias qui réalisent un travail excellent, et c’est d’eux qu’il en dépend. Il faut travailler avec eux pour faire avancer l’européanisation du paysage médiatique.
Les instruments actuels et le rythme des dernières années ne suffiront toutefois pas à atteindre ce but dans un avenir proche. Dans certains pays d’Europe, le problème est moins le déficit d’européanisation du paysage médiatique que l’existence même d’acteurs indépendants – et cela pas uniquement dans des états autoritaires comme la Pologne et la Hongrie, mais aussi dans certaines zones du sud-est de l’Europe. Peut-on s’attaquer aux deux problèmes avec une et même initiative ? Wilkens et von Weizsäcker le croient en apparence : la “radiodiffusion européenne” doit faire avancer l’européanisation de l’espace de communication médiatique européen – en clair : créer une opinion publique européenne – et simultanément intervenir en tant que média dans les contextes autoritaires. Ici aussi, il est opportun de rester sceptique. On peut craindre que la “radiodiffusion européenne”, qui aspire à devenir en parallèle “Radio Free Europe 2.0”, ne renforce la perception de l’Union européenne comme “puissance autoritaire bienveillante”, et par là ne rende qu’un mauvais service à l’idée d’opinion publique européenne.

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L’UE doit surmonter sa peur d’un journalisme européen indépendant

Que faut-il donc faire ? En particulier dans le domaine médiatique, agir de manière européenne signifie respecter le principe de subsidiarité. Au lieu de coiffer les infrastructures actuelles d’un super-média – et dans le pire des cas de les mettre en danger –, les institutions européennes doivent se mettre d’accord sur un mécanisme de soutien intelligent qui stimulera l’européanisation de médias existants et reconnus par le public. Et justement dans les pays dans lesquels il est très difficile de travailler de manière indépendante, il sera indispensable de soutenir les initiatives locales et leur interconnexion européenne. Dans tous les cas, il faudrait une instance indépendante, qui déciderait par d’un processus transparent, mais simple et rapide, des soutiens à allouer aux coopérations médiatiques transnationales. On doit encore amplement discuter des modalités.

Une condition décisive à la réussite ne peut pas être répétée suffisamment : l’UE doit surmonter sa peur d’un journalisme européen indépendant. Jusqu’à présent, la politique médiatique européenne se fait uniquement sur le mode d’appels d’offres, auxquels les acteurs médiatiques doivent postuler pour ensuite être menés à la baguette par une Direction Générale – aussi éclairée soit-elle. Un modèle de soutien mieux protégé de l’influence politique serait un chemin préférable. Cette structure pourrait intégrer de nombreuses propositions judicieuses faites par Wilkens et von Weizsäcker pour le financement et la diffusion de leur radiodiffusion européenne : on pourrait par exemple imaginer un “financement de base européen”, qui englobe aussi les redevances des multinationales du Net. On peut aussi réfléchir à imposer la dissémination sur les grandes plateformes numériques de certains formats subventionnés. Pas moins que l’idée d’une “radiodiffusion européenne”, l’approche que nous esquissons d’une européanisation des médias de qualité existantes et reconnus du public représente un énorme défi. Son succès est incertain, mais au moins son échec n’est pas préprogrammé.

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