Idées Vers une Europe fédérale
Detail from "Angling in troubled water – A serio-comic map of Europe", by Fred W. Rose, 1899.

Les Empires contre-attaquent

L’avenir de l’Europe n’est pas dans la multiplication des Etats souverains. Elle ressemblera davantage aux ensembles supranationaux et multiethniques du XIXe siècle – la démocratie en plus.

Publié le 8 décembre 2017 à 17:47
Detail from "Angling in troubled water – A serio-comic map of Europe", by Fred W. Rose, 1899.

Cela a-t-il un sens, au XXIe siècle, d’avoir de la nostalgie pour un empire, fût-il constitutionnel comme l’empire austro-hongrois ? Est-il possible de regretter l’effondrement d’un Etat multi-ethnique – la Yougoslavie – qui n’était certainement pas démocratique ? Et, plus généralement, peut-on donner un jugement positif sur des Etats que, pendant des décennies, nous avons considérés comme des “prisons des peuples”, où les spécificités des droits nationaux étaient bafoués ?

Il y a encore quelques années, des questions comme celles-ci auraient été peu pertinentes, voire provocatrices. Mais certains récents faits d’actualité – par exemple, la manifestation à l’occasion de l’anniversaire de l’indépendance de la Pologne transformée en cortège néofasciste et raciste ; la condamnation du chef militaire des Serbes de Bosnie Ratko Mladić par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de La Haye – et surtout l’inquiétante tendance à considérer l’identité ethno-linguistique ou religieuse comme fondement de la cohabitation à l’intérieur des Etats, les ont tout à coup rendues actuelles et dignes de réflexion.

L’UE comme l’Autriche-Hongrie

Comme le raconte l’historien britannique Steven Beller dans la revue en ligne Eurozine, au cours des années 1980 une lecture de l’histoire s’est répandue et est devenue très populaire, après avoir été considérée révisionniste, selon laquelle l’empire austro-hongrois aurait apporté la paix et la prospérité à toutes les nations d’Europe centrale, facilitant le développement économique et culturel des différentes nationalités. “Dans une époque démocratique et anti-impérialiste, tisser l’éloge d’un empire peut paraître absurde”, écrit Beller, “mais l’Autriche-Hongrie, du moins pendant les dernières années de son existence, n’était en rien comparable aux empires coloniaux qui nous viennent à l’esprit lorsque nous pensons à l’histoire du XIXe siècle.

Le parallèle le plus approprié est un autre, beaucoup plus utile, notamment dans la réflexion sur le présent : celui avec l’Union européenne. Après le compromis de 1867 et la fracture entre le royaume de Hongrie et la Cisleitanie, poursuit Beller, “l’empire austro-hongrois prend la forme d’une structure formée de deux monarchies avec un Etat de droit et un gouvernement constitutionnel, tous deux faisant partie d’une vaste zone de libre-échange, avec une monnaie commune et des règles fiscales et économiques partagées, qui étaient renégociées tous les dix ans.

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Du point de vue social, dans les régions contrôlées par Vienne, cette structure rendit possible l’existence d’’identités hybrides et variées” et fut à l’origine d’un espace public “dans lequel les limites des catégories nationales pouvaient être dépassées.” Le bouillonnement culturel de l’Europe centrale du début du XXe siècle est également le fils de cette situation.

Dans leurs points forts (prospérité diffuse, création d’une zone de libre-échange, capacité à résoudre les problèmes grâce à la négociation et au compromis) ainsi que dans leurs faiblesses (reproche de ne pas être suffisamment démocratiques, tendance à se décharger des problèmes sur l’administration centrale, qu’il s’agisse de Vienne à l’époque ou de Bruxelles aujourd’hui), l’Union européenne et l’Autriche-Hongrie semblent avoir quelques traits communs. Et ce n’est pas un hasard si la redécouverte de l’héritage positif de l’Empire a accompagné dans les pays ex-communistes leur parcours vers l’adhésion à l’UE. Mais dans ces pays aujourd’hui, avec l’avancée du nationalisme, le consensus autour du projet européen vacille, et compromet l’existence même d’une entité supra-nationale qui, bien que critiquable et imparfaite, constitue un espace fondamental pour la protection des droits et des libertés en-dehors des frontières nationales.

Les Slaves du sud

Pour la Yougoslavie, le discours est forcément différent, d’autant plus que le premier Etat unitaire des Slaves du sud (le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes) était justement né de la dissolution de l’empire austro-hongrois, grâce aux combats de ceux qui voulaient s’émanciper du joug des Habsbourg.

Pourtant, si l’on songe aux atrocités commises lors des guerres des années 1990, redevenues d’actualité ces jours-ci après la condamnation à la perpétuité de Ratko Mladić, on peut difficilement nier que la dissolution de la Yougoslavie multiethnique et multiconfessionnelle a engendré davantage de tragédies que de bénéfices. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que ce pays n’avait pas déjà des problèmes, dont certains très sérieux et complexes.

Essayons toutefois d’imaginer un instant ce qui se serait passé si en 1991 la Communauté européenne avait offert à la Yougoslavie encore unie la perspective d’une adhésion rapide alors qu’apparaissaient les premiers signes de tension. Les guerres n’auraient pas eu lieu, tout comme les boucheries qu’elles ont provoquées ; le pays serait resté uni, il aurait lancé un processus de modernisation économique et institutionnelle et il se serait affirmé comme un acteur de premier plan de la nouvelle Europe. Et en plus, il serait devenu une superpuissance dans le domaine du sport.

Ce n’est qu’un exercice d’histoire alternative, et plutôt à contre-courant, compte tenu de la tendance actuelle à considérer que même les élargissements de l’UE à l’Est de 2004 et de 2007 étaient prématurés. Certains politologues s’y sont toutefois essayés. Et imaginer que les événements auraient pu prendre un autre pli si l’Europe avait fait des choix différents peut sans doute nous apprendre quelque chose sur les décisions qui nous attendent à l’avenir.

Il y a quelques années, à Zagreb, un ancien journaliste de l’hebdomadaire Feral Tribune, un des rares titres de presse critiques dans la Croatie post-indépendance, me disait que les nationalismes serbe et croate étaient comme deux ivrognes qui s’appuient l’un sur l’autre pour ne pas s’écrouler. Cette comparaison est toujours d’actualité. Au delà des attitudes plus ou moins nationalistes des partis politiques, des gouvernements et des dirigeants, la brutalité des conflits des années 1990 n’a pas effacé les profonds rapports – commerciaux, culturels, – entre les habitants et les peuples des Balkans.

Le journaliste de The Economist Tim Judah a lancé le terme Yougosphère ; d’autres se sont limités à parler d’inévitables contacts économiques. Quoi qu’il en soit, il est évident que les pays de l’ex-Yougoslavie sont encore unis par des liens qui ont survécu aux nouvelles frontières tracées il y a vingt ans de cela.

Nations et mondialisation

La question incontournable à présent est celle de savoir si l’Etat-nation a encore un sens. Probablement dans les mois à venir, nous n’assisterons pas à la multiplication des micro-Etats et des petites patries à l’intérieur de l’Union européenne, comme l’avaient prédit quelques-uns après le début de la crise catalane. Il est toutefois clair que l’Etat-nation, bien qu’évoqué par les uns et les autres à droite comme à gauche, est désormais vidé de son pouvoir par la mondialisation et en même temps menacé par les poussées sécessionnistes et régionalistes.

Une réponse à cette crise pourrait venir de la naissance d’une Europe fédérale et des régions, où les décisions seraient prises toujours plus au niveau le plus proche des citoyens. La route est longue et le projet encore en phase embryonnaire. Mais on peut trouver des modèles utiles et actuels dans les expériences multi-ethniques et multi-nationales de l’Europe du passé. Même s’il faut pour cela récupérer l’histoire controversée de pays et d’Etats qui n’existent plus.

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