Le nucléaire, c’est bon pour les autres

Le gouvernement se définit comme antinucléaire et aucune centrale n’a été contruite depuis plus de 20 ans. Mais l’industrie nucléaire espagnole, aidée par le gouvernement, continue de se développer, en priorité dans les pays en développement.

Publié le 4 octobre 2011 à 14:54

La photo se trouve sur le coin du bureau. On y voit Juan Ortega, directeur du développement commercial de Tecnatom, l’une des principales entreprises de technologie nucléaire espagnole, serrant la main du président de l’entreprise publique China Nuclear National Corporation (CNNC). La photo a été prise au palais de la Moncloa en janvier 2009 après la signature d’un accord de coopération entre les deux pays. Derrière eux, on aperçoit le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, et le président du gouvernement espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, qui regarde ailleurs.

Telle est l’histoire récente de l’industrie nucléaire espagnole : l’arrêt à l’intérieur, la promotion à l’éxtérieur. Aucune centrale nucléaire n’a été construite sur le territoire espagnol depuis 1988. Le pays a même fermé la centrale de Zorita, en 2006, et la fermeture du site de Garoña est prévue pour 2013.

Depuis sept ans, le pays est dirigé par un exécutif officiellement antinucléaire présidé par "le plus antinucléaire des membres du gouvernement" (ainsi que Zapatero s’est lui-même décrit lors d’une réunion avec les écologistes en 2005). L’opinion publique est par ailleurs majoritairement opposée à l’énergie nucléaire. Et pourtant, les exportations de technologies nucléaires n’ont cessé de progresser ces dernières années, en particulier vers les pays en développement

Situation paradoxale

ENSA est une entreprise publique qui appartient à la Société d’Etat de participations industrielles (SEPI). D’après un rapport intitulé La industria nuclear española [L’industrie nucléaire espagnole] récemment publié par le Forum nucléaire espagnol, 84 % des 85 millions d’euros de ventes d’ENSA proviennent de l’étranger. L’autre entreprise publique du secteur, l’Entreprise nationale de l’uranium (ENUSA), est également tournée au-delà des frontières. Car si l’Espagne importe de l’uranium, elle fabrique elle-même le combustible nucléaire et en exporte 60 % vers des pays comme la Finlande, la Suède, l’Allemagne, la Belgique et la France. Elle a même plusieurs fois servi de fournisseur aux Etats-Unis.

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Avec la renaissance du nucléaire en Chine, le gouvernement espagnol a appuyé, en 2008, la création du Spanish Nuclear Group of China (SNGC), une société conjointe qui rassemble quatre entreprises du secteur – Tecnatom, ENSA, ENUSA et Ringo Válvulas. Cette dernière fabrique des valves pour des centrales nucléaires comme celle de Qinshan, en Chine. Son directeur, José Manuel García, souligne la valeur de l’industrie nucléaire espagnole : ʺEn Espagne, on a brusquement cessé de construire des centrales nucléaires il y a plus de 20 ans, mais les entreprises [espagnoles] ont réussi à se maintenir à flot à l’étranger.ʺ

Est-ce normal qu’un pays dirigé par un gouvernement antinucléaire contribue à promouvoir l’industrie nucléaire de pays en développement ? "Nous bénéficions d’un soutien important de la part du gouvernement. Cela peut paraître paradoxal, mais c’est ainsi", souligne María Teresa Domínguez, présidente du Forum nucléaire espagnol et directrice d’Empresarios Agrupados, une entreprise qui a participé avec General Electric à la conception de la centrale de Lungmen, à Taïwan. Elle estime que l’Espagne doit tirer parti des compétences de ses experts et de ses connaissances en matière nucléaire.

Un "trou noir nucléaire" profitable à l'Espagne

Des sources gouvernementales n’y voient aucune contradiction, considérant que vouloir progressivement se désengager du nucléaire est une chose, et qu’il en est une autre de conserver un secteur technologiquement avancé, capable d’assurer la sécurité des centrales espagnoles et de stimuler les exportations. Elles font également remarquer que les entreprises publiques relèvent du ministère de l’Economie et la politique nucléaire, du ministère de l’Industrie.

Tôt ou tard, l’onde de choc provoquée par la catastrophe de Fukushima atteindra l’Espagne. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a d’ailleurs abaissé ses prévisions pour la construction de nouveaux réacteurs dans le monde. Au Royaume-Uni, où Iberdrola est présent, les projets nucléaires ont été suspendus. L’Italie, dont la principale entreprise d’électricité, Enel, également propriétaire d’Endesa [la principale compagnie espagnole], n’a pas d’expérience nucléaire, a annoncé le gel des projets de construction de centrales nucléaires. Le Chili, un pays particulièrement vulnérable aux tremblements de terre et où le groupe Endesa est présent, a annulé la construction d’une centrale.

Avec l’abandon du nucléaire civil par les gouvernements allemand, autrichien et italien et les projets de fermeture de centrales en Suisse, l’Europe pourrait se retrouver divisée du nord au sud par une sorte de ʺtrou noir nucléaireʺ qui offrirait des perspectives intéressantes aux entreprises espagnoles. La course nucléaire se joue donc hors du pays.

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