La "Manifestation du lundi" contre le régime communiste du 16 octobre 1989, à Leipzig (Deutsches Bundesarchiv)

Le Mur est tombé à Leipzig

La chute du mur à Berlin symbolise la fin du communisme en Europe. Pourtant, le 9 octobre 1989, c’est à Leipzig que le régime est-allemand a commencé à vaciller. Sans la manifestation monstre de ce jour-là, rappelle Die Zeit, l’histoire aurait été différente.

Publié le 9 octobre 2009 à 07:23
La "Manifestation du lundi" contre le régime communiste du 16 octobre 1989, à Leipzig (Deutsches Bundesarchiv)

Tous les événements historiques mondiaux sont racontés deux fois : la première comme un récit héroïque, l’autre comme une blague. Nous vivons dans un monde ironique et sceptique à l'égard des héros. Car nous avons appris à craindre l’héroïsme comme un effet secondaire de la guerre et de la dictature. Jusqu’à présent, on préférait réduire ce que l’on appelle "die Wende" ["le tournant", période de la transition démocratique d'Allemagne de l'Est, des dernières élections municipales en RDA en mai 1989 jusqu'aux premières élections parlementaire libres en mars 1990] à la chute du mur de Berlin, un miracle égayé par le champagne qui, tel un cadeau, est tombé du ciel sur un Berlin divisé. L’ombre d’un mensonge historique a toujours été attachée à cette commémoration centrée sur la capitale, parce que le drame n’a pas culminé au Politburo mais à Leipzig.

C’est là que, le 9 octobre, l’Etat s'est trouvé pour la première fois dans une situation d' impuissance, lorsque 70 000 personnes ont envahi la ville et paralysé l’appareil de répression. Cet événement a encouragé les imitateurs dans tout le pays et démoralisé les puissants. On pourrait dire que le Mur est en fait tombé à Leipzig [capitale de la Saxe]. Sans le 9 octobre, pas de 9 novembre. A l’occasion du vingtième anniversaire de la chute du Mur, on remarque que nous, tous les autres [citoyens allemands], finissons maintenant par le comprendre.

Une révolution pacifique

On montre de moins en moins les scènes triomphales d’embrassades générales sur le mur, à Berlin, plutôt le flot irréel des habitants de Leipzig qui s’écoule calmement. De plus en plus, nous utilisons l’expression "die Wende", cette invention d'Egon Krenz [dernier secrétaire du Parti communiste et avant-dernier président du Conseil d’Etat de la RDA], pour ce qu’elle veut vraiment dire. Non pas la chute du Mur mais la révolution pacifique.

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Une légende amusante concernant cette drôle de révolution se révèle particulièrement révélatrice - elle fait référence au courage que les Saxons ont montré à temps, et à la lâcheté dont les autres Allemands de l’Est devraient avoir honte parce qu’ils sont descendus trop tard dans la rue. Cette légende veut qu’une voiture arborant un signe du district du nord, peut-être même le "I" de Berlin, la capitale de la RDA, soit arrivée à une station-service de Leipzig, en septembre ou octobre 1989. Les pompistes saxons ont alors refusé de servir le carburant en disant : "Allez donc manifester, vous pourrez revenir après !" Nous ne savons pas si l’histoire s’est passée ainsi, mais la dispute dure depuis vingt ans : quelle est la véritable ville héroïque ? Leipzig ou Berlin ?

Il s’agit d’une querelle pour la reconnaissance. Elle a pris de l’importance dans le débat qui a entouré la construction du monument dédié à l’unité, lorsque les habitants de Leipzig se sont sentis oubliés et ont dû être calmés par une subvention de 15 millions d’euros pour ériger leur propre mémorial. Cela n’a pas permis de régler la dispute, d’autant plus qu’elle repose sur des animosités profondément ancrées datant de l’époque de la RDA, lorsque le mépris pour la capitale a été tout autant alimenté par la colère envers le pouvoir de l’Etat que par la jalousie face aux privilèges dont jouissaient les Berlinois de l’Est.

Peu d'images des manifestations de Leipzig

La "vitrine vers l’Ouest" a été garnie en priorité avec des marchandises rares, à des fins de propagande. En province, on considérait que les Berlinois étaient loyaux envers le système parce qu’ils étaient concrètement proches du pouvoir, une idée qui s’est trouvée renforcée en 1989 : les habitants de la capitale étaient à la traîne. Leur plus grande manifestation, le 4 novembre, fut une manifestation autorisée.

Aujourd’hui, la concurrence entre les deux villes est attisée par le fait que la ville de Berlin a été élevée au rang de symbole de la réunification. Il est vrai que le mur de Berlin symbolisait la division allemande. Ceux qui l’ont pris d’assaut en dansant ne doivent toutefois pas masquer qu’un silence angoissé régnait le jour-même où tout s’est décidé.

La peur est un peu tombée dans l’oubli parce qu’il existe très peu d’images des premières Manifestations du lundi, celles qui se sont déroulées à partir de septembre 1989 et jusqu'au 9 octobre de la même année. Les journalistes de l’Ouest n’avaient des accréditations que pour Berlin. De plus, il était dangereux de filmer, comme le montrent les images tournées en secret. On voit l’absence de protection pour la foule dispersée et la répression exercée sur les manifestants encerclés.

Ce que l’on ne voit pas, c'est la demi-douzaine de chars d’assaut, la nervosité de la Bereitschaftspolizei [équivalent des C.R.S.] et la menace de mort qui planait dans l’air après qu’Egon Krenz avait cautionné le massacre de Pékin lors d’une visite d’Etat en Chine, fin septembre. Les gens ne se sont pas laissés arrêter par cela. Cela reste leur exploit.

Des héros très discrets

Ironie de l’histoire, les fonctionnaires du SED [le parti unique est-allemand] à Leipzig et les dirigeants berlinois ont revendiqué les lauriers pour le déroulement pacifique de la manifestation du 9 octobre. Egon Krenz, qui a téléphoné à la fin de la manifestation pour donner sa bénédiction à une "décision" contre le recours aux armes à feu, mérite de figurer parmi les falsificateurs les plus éhontés de cette histoire. En fait, une telle décision n’est pas confirmée. Beaucoup d’éléments tendent à prouver que seule l'absence d'ordres a empêché une riposte sanglante.

Nous devons encore nous résoudre à reconnaître cette sorte de héros antiautoritaire qui s’est manifesté à l’époque. Dans la réalité, à la différence des récits historiques, il n’y avait aucune division entre Berlin et Leipzig, le réseau de dissidents s’étendait dans toute la République. En septembre, des Berlinois participèrent aux premières manifestations à Leipzig. Début octobre, des habitants de Leipzig se rendirent à Berlin. Il n’existe pas d’images de toutes les manifestations de l’automne, mais il y eut à l’époque un nombre incalculable de villes et de villages héroïques. Si aujourd’hui certaines ne sont pas autant honorées, cela s’explique également par la nature des révolutionnaires pacifiques. Ceux-ci n’ont accompagné leurs actes révolutionnaires d’aucune revendication de domination. La bravoure était leur arme. La désescalade était leur tactique, l’humilité leur stratégie. On reconnaît les héros de 1989 par le fait qu’ils ne réclamaient pas pour eux d’être des héros.

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