Verdun (France), le 22 septembre 1984. François Mitterrand (à g.) et Helmut Kohl commémorant les soldats français et allemands tombés pendant les deux guerres mondiales.

L’Europe c’est la paix. Mais encore ?

Les dirigeants européens utilisent volontiers le spectre de la guerre pour justifier leur politique de sauvetage de l’euro. Mais cet argument ne marche plus, remarque le philosophe néerlandais Paul Scheffer. L’adhésion des citoyens doit se gagner avec de vrais arguments.

Publié le 19 janvier 2012 à 15:44
Verdun (France), le 22 septembre 1984. François Mitterrand (à g.) et Helmut Kohl commémorant les soldats français et allemands tombés pendant les deux guerres mondiales.

Ce sont des images qui durent : un Willy Brandt repentant, à genoux, dans le ghetto de Varsovie ; Helmut Kohl et François Mitterrand main dans la main sur le champ de bataille de Verdun, et récemment Vladimir Poutine et le Premier ministre Donald Tusk devant le charnier de Katyn. Ces gestes de réconciliation marquent la culpabilité et la honte concernant les guerres en Europe. Et contrairement à ce que beaucoup pensaient, ces émotions ne se sont pas atténuées avec le temps.

Ainsi des paroles d’avertissement venues ces derniers mois de Pologne, de France et évidemment d’Allemagne, comme celles d’Angela Merkel : “L’histoire nous apprend que des pays qui ont une monnaie commune ne se font pas la guerre”. Le président de l’UE, Herman Van Rompuy, en a donné la version la plus brève : “Avec l’euro, c’est l’Union qui tombe et donc la principale garantie de paix.”

Il n’est pas facile d’avancer des arguments contre ce “plus jamais çà”. Pendant très longtemps, je n’ai juré que par l’idée que la référence à la guerre doit être au cœur de l’idée européenne. Et pourtant, l’usage de ce “plus jamais ça” n’est plus efficace. Les images angoissantes d’un éventuel retour de conflits violents détournent l’attention. Pire : invoquer la guerre est un argument épuisé et usé.

L'Europe existe avec le consentement des citoyens

Une leçon importante à tirer de la crise de l’euro est que l’Europe n’a pas suffisamment été l’objet d’un débat démocratique. Cela est déjà ressorti lors du référendum [néerlandais] sur la “constitution” en 2005. Les gens qui voulaient voter non (en fin de compte 61%) devaient à chaque fois répondre à la question : “Mais est-ce que vous avez bien lu le texte ?” Cette question n‘était jamais posée à ceux qui voulaient voter en faveur de la constitution, puisqu’ils étaient du bon côté de l’histoire.

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Ainsi le slogan“plus jamais la guerre”mène rapidement à un déficit démocratique. L’Europe existe ou tombe avec le consentement des citoyens. Lors du référendum sur la constitution, il y a eu peu de discussions rationnelles sur les coûts et les bénéfices, sur l’objectif et les moyens.

Il n’a jamais été dit clairement qu’avec la création d’une communauté de destin en Europe, Berlusconi est également notre politicien, le déficit budgétaire de la Grèce est également le nôtre, les travailleurs sans papiers légalisés en Espagne sont également nos citoyens de l’avenir.

Autrement dit : nous exportons de la stabilité en Europe, mais nous importons également de l’instabilité. On peut ensuite peser les avantages et les inconvénients, mais il faut que les choses soient dites.

Au-delà du “plus jamais ça”, il faut une nouvelle justification de l’intégration européenne. On doit commencer par tenir compte du rééquilibrage des rapports de force dans le monde. La montagne de dettes de l’Occident et l’excédent budgétaire de la Chine indiquent un changement fondamental du monde. Plus des trois quarts des pays en développement ont connu une croissance plus forte que l’Amérique ou l’Europe au cours des dix dernières années.

Pour raconter une nouvelle histoire européenne, il faut choisir non pas Berlin, mais Pékin comme point de départ. Elle ne doit plus commencer à Paris, mais à Sao Paulo. Autrement dit : il n’est possible de comprendre l’Europe au plan national que si l’on se fait une nouvelle représentation de l’étranger.

Une forme d'eurocentrisme

Le slogan “plus jamais la guerre” est une forme d’eurocentrisme. Le regard est dirigé involontairement vers l’intérieur, alors qu’il existe un motif essentiel d’intégration à l’extérieur du continent. “L’Europe” est la seule échelle à laquelle on peut établir un modèle de société dans le cadre de l’économie mondiale. Si cela marche, il ne s’agit pas, quand on parle d’intégration européenne, de perte de souveraineté mais d’une influence croissante grâce à une action commune. En principe, l’euro peut y contribuer.

Un autre motif est lié à nos frontières extérieures communes. L’élargissement de l’Union est un acquis important, mais il a un prix. Du fait de son élargissement, l’Union est désormais partout limitrophe de régions instables. Nous sommes entourés d’une zone de pays qui, avec l’Afrique du Nord, les Balkans, le Moyen-Orient et les anciennes républiques soviétiques, fait partie des zones les moins sûres au monde.

L’Union doit donc, tôt ou tard, devenir une communauté sur le plan de la sécurité en entretenant une frontière extérieure commune. Il y a dans ce domaine un important déficit : ce n’est que lorsque l’Union offrira non seulement de l’ouverture mais aussi de la protection que l’on pourra trouver une nouvelle justification à l’intégration européenne.

Un plaidoyer en faveur de “plus” d’Europe ne fait cependant pas le poids face à un désir de “plus” de démocratie, en particulier maintenant qu’une nouvelle union budgétaire est bricolée à la hâte dans le dos des électeurs. C’est une entreprise très risquée : on refait à nouveau les erreurs faites lors de l’introduction de l’euro. La crise de l’euro n’est pas une fatalité, mais une invitation à prendre ses responsabilités.

Si l’euro peut effectivement être sauvé en transférant des compétences budgétaires essentielles vers Bruxelles, il faut demander de l’aide en sachant convaincre. Et si l’union monétaire est aussi toujours une union de transfert, cette répartition entre les régions plus pauvres et plus riches doit être voulue et défendue.

Si, au bout du compte, les majorités dans des Etats membres estiment, après des référendums ou des élections, qu’une union budgétaire constitue un pas de trop, ce verdict est contraignant. La conséquence extrême peut être que des pays sortent de la zone euro ou que l’euro s’avère ne pas être viable en tant que tel.

Non, ce n’est pas très séduisant. C’est la raison pour laquelle des dirigeants politiques comme Merkel et Van Rompuy invoquent l’inquiétude et parlent de guerre. Mais si on peut démontrer de manière convaincante que la fin de l’euro a des conséquences économiques et politiques très négatives, pourquoi a-t-on si peu confiance en la possibilité de gagner des majorités à cette cause ? Pourquoi préfère-t-on se fier à l’effet dissuasif du passé plutôt qu’à la force d’attraction de l’avenir proche ?

La recherche d’une nouvelle justification de l’Europe au-delà du “plus jamais ça” ne consiste pas s’agenouiller devant un réalisme des coûts et bénéfices ou un choix du plus petit commun diviseur.

Au contraire : l’idéal est une économie de marché domptée par la justice, la durabilité et l’ouverture. L’union de démocraties sociales constitue par excellence ce que l’Europe peut montrer au monde comme possibilité. C’est cela l’objectif, les moyens y sont subordonnés. C’est pourquoi il est essentiel de continuer à nous souvenir de la dernière guerre, mais de ne plus jamais nous en servir comme prétexte.

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