Boutique de souvenirs à Venise.

Venise, belle et triste vitrine

Chaque année, des centaines d’habitants fuient la lagune, l’abandonnant aux multinationales et aux spéculateurs de l’art et la transformant en ville fantôme. Les tentatives pour raviver son économie se heurtent au manque de fonds publics et au fatalisme de ceux qui sont restés.

Publié le 12 avril 2012 à 10:24
Spirosk  | Boutique de souvenirs à Venise.

Pour Massimo Cacciari, son ancien maire, Venise est sous l’emprise de deux malédictions : les comtesses qui s’agitent pour la sauver; et le caractère de ses habitants. “Venise se meurt !” déplorent les aristocrates et les Vénitiens.

En réalité, Venise est déjà morte. Elle a ressuscité, et est devenue une vitrine. Le jour, Venise n’a rien de triste, ni même de mélancolique. Au contraire, elle n’a jamais été aussi belle, aussi vivante. Jamais autant d’argent n’a conflué vers elle, du Nord-Est, de Milan, de l'Europe, de l'Amérique. Mais c’est de l’argent privé. Celui des marchands, et pas celui des mécènes . Partout fleurissent les restaurations et les fondations.

L’exemple le plus éclatant est celui de Pinault, qui a acheté un morceau de Venise — la merveilleuse Punta della Dogana, face à la place Saint-Marc, pour y exposer les artistes de sa collection qu’ensuite il vendra dans sa maison d’enchères.

Des rats qui courent dans tous les sens

Aujourd’hui, la polémique enfle à propos du Fontego dei Tedeschi, acheté par les Benetton sur lequel Rem Koolhaas, la grande star hollandaise de l’architecture, a dessiné une terrasse controversée avec vue sur le Pont du Rialto. Il est vrai aussi que personne n’avait plus mis les pieds dans la Punta della Dogana depuis des décennies.

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La nuit, Venise redevient elle-même : une ville dépeuplée, comme d’autres centres historiques. Mais ici, entouré par la beauté, le spectacle de volets fermés et des boutiques closes, des lumières éteintes, du silence, est plus triste, tandis que le flux des Vénitiens “de l’extérieur” et des touristes désargentés se déplace vers la terre ferme. Seuls restent animés les endroits où se retrouvent les étudiants : le Campo santa Margherita, San Giacomo dell'Orio, le marché du Rialto. Mais les résidents se sont plaints et la municipalité a imposé le couvre-feu à minuit.

Massimo Cacciari raconte : "Vous n’avez pas idée de ce que j’ai trouvé à l’intérieur de la Punta della Dogana ! Des rats qui couraient dans tous les sens, des employés reclus dans leurs petits bureaux. Dans la tour qui fait face à San Marco, peut-être le plus bel endroit du monde, quelqu’un s’était même discrètement taillé un appartement. Le jour où les travaux devaient commencer, on a trouvé dans les remises un dépôt de vieilles planches. J'ai dit : enlevez-les. On m'a répondu que ce n’était pas possible, que c’était du ressort de la Surintendance [équivalent de la Direction du Patrimoine]. J’ai alors appelé la Surintendance pour qu'elle vienne les reprendre. On m'a répondu que ce n’était pas possible car il s'agissait des restes d’un ancien plancher. A ce moment là, je me suis mis à hurler. Une scène hystérique. Je suis devenu fou”.

La même chose s’est produite pour le piazzale Roma, où se dressera le nouveau palais de Justice, dont le prix a triplé depuis le devis initial. "Des terrains contaminés. Des chantiers retardés. Et des obstacles de toutes sortes, dont celui-ci : les travaux sont sur le point de commencer quand on m’annonce une découverte sensationnelle. Des caisses pleines d’os d’animaux. J'explique alors que la chose est pourtant bien connue : jusqu’au XIXe siècle c‘était là qu’étaient installés les abattoirs. On me répond que l’affaire est de la plus haute importance puisqu'on va pouvoir reconstituer toute la chaîne alimentaire de Venise au XVIIIe siècle. J’y vais et on me montre un os de chèvre, de veau, de bœuf… Cette fois encore, je me suis mis à crier. Une autre scène d’hystérie. A nouveau, je suis devenu fou : "Si les travaux ne commencent pas tout de suite, je prends un marteau et je détruit tous ces os, un par un !”.

Les écoeurantes pleurnicheries sur Venise

Massimo Cacciari explique qu’il ne supporte plus les "écoeurantes pleurnicheries” sur Venise, les jérémiades que répandent "ces maudits snobs” et un peuple qui aime tant se plaindre. Il rappelle ce qui a été fait ces vingt dernière années : le nouvel Arsenal avec le centre de recherches Thetis ; la reconstruction du théâtre la Fenice — en dépit de toutes les péripéties ; la restauration de Ca' Giustinian, siège de la Biennale d’art.

Le problème, c’est que la municipalité n’a plus un sou. Les deux sources historiques qui l’alimentaient se sont taries : la loi spéciale et les casinos. L’Etat a diminué sa subvention et tout l’argent part dans le projet Mose : la plus grande réalisation d’ingénierie hydraulique au monde, censée protéger Venise de la montée des eaux de la lagune. Cinq milliards d’euros y ont déjà été engloutis et il reste encore deux années de travaux.

L'autre coffre-fort, c’est le casino. Autrefois les smoking blancs des joueurs de chemin de fer accourraient au Lido, aujourd’hui ce sont les Chinois qui, a Ca' Noghera, sur la terre ferme, se pressent autour des machines à sous. Entre la crise et la concurrence de l’Etat avec les jeux d’argent en ligne, cette manne qui était de 200 millions d’euros par an n’est plus, ces dernières années, que de 145, dont il faut soustraire 100 millions de coûts fixes. Les revenus de la ville se sont écroulés.

La longue hémorragie

Aujourd’hui, Venise doit faire face à deux grands défis : le dépeuplement du centre historique et le destin de la plus grande zone industrielle d’Europe, Marghera. Le compteur numérique de la pharmacie Morelli sur le campo San Bartolomeo, rappelle aux passants la longue hémorragie de Venise qui ne compte plus aujourd’hui que 58 855 résidents.

Le problème, c’est que les Vénitiens ne veulent plus vivre à Venise, non seulement parce que les appartements dans les étages élevés sont extrêmement chers, et que personne ne veut de ceux qui sont au niveau de l’eau, trop humides, ni de ceux qui sont sous les toits, surchauffés en été.

Les Vénitiens veulent comme nous tous : avoir leur voiture en bas de chez eux [et non pas dans les immenses parking du Piazzale Roma]. La mairie possède 6 000 appartements, pour la plupart loués aux Vénitiens modestes. C’est la classe moyenne qui fait défaut, les bourgeois qui habitaient entre l’étage noble et les mansardes.

Les Vénitiens partent vivre sur le continent, à Mestre, la ville la plus laide d’Italie, du moins jusqu’à ces dernières années. On a récemment transformé la piazza Ferretto en espace piéton, planté des bois aux abords de la ville, transformé en parc paysager la décharge de San Giuliano, doté l’agglomération de l’Internet à haut débit et bientôt s’ouvrira le chantier du futur pôle culturel de Mestre, le M9.

Pierre Cardin, qui en réalité s’appelle Pietro Cardin est né à Sant'Andrea di Barbarana (près de Trévise), voudrait avant de mourir ériger à Marghera, la "Tour Lumière", un bâtiment d‘un milliard et demi d’euros, de 240 mètres de haut et de soixante étages qui abritera l'université de la mode. La mairie ne s’y oppose pas.

Certes Venise demeure une destination privilégiée pour les voyages de noces, et pour beaucoup la basilique Saint-Marc est le plus bel édifice du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, d’admirer la coupole de la Création, la Genèse des analphabètes où Dieu pose la main d’Adam sur la tête du lion pour signifier la primauté de l’homme sur les animaux ; le même lion qui, sur la mosaïque voisine sort de l’arche de Noé et, après des mois d’inertie, étire ses pattes avant de se mettre à courir.

C’est cela que Venise devrait faire, se remettre dans la course, malgré le poids d’un tâche immense : préserver toute cette beauté et faire renaître une ville autour d’elle.

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