Schadenfreude, mon amour

La crise financière revient menacer l’Espagne, et tout ce que trouvent à faire les autres pays européens, c’est de se réjouir que cela ne tombe pas sur eux. Ce sentiment, que la langue allemande exprime bien, risque de perdre l’Europe, prévient un politologue espagnol.

Publié le 13 avril 2012 à 14:44

Puisque toute l’Europe parle désormais allemand, apprenons donc un mot : Schadenfreude, qui désigne la joie que provoque le malheur d’autrui. Le mot n’a de traduction dans presque aucune autre langue, au point que toutes ont fini par l’emprunter à l’allemand. Car ce sentiment, lui, n’est évidemment pas l’apanage des Allemands. C’est même celui qui prédomine dans la triste Europe actuelle.

Comme le montrent les récentes déclarations de Mario Monti [qui s’est déclaré “énormément préoccupé” par la situation espagnole] et de Nicolas Sarkozy [qui a déclaré que l’Espagne est “emporté dans une crise de confiance” et s’en sert comme argument électoral], les malheurs d’un pays font les petits bonheurs d’autres, qui croient ainsi exorciser leurs propres infortunes.

Nous n’échappons pas à la règle. Rappelons-nous ce soulagement que nous avons ressenti au moment où la prime de risque italienne a dépassé la nôtre, ou quand nous avons cru que les misères de la Grèce nous éloignaient de l’abîme. Au lieu de nous concentrer sur nos liens d’interdépendance, sur ce qui nous unit, nous nous laissons emporter dans un élan de différenciation narcissique et par les émotions plus que par la raison.

Un sentiment d'indignation justifié

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Nous sommes en train de charger l’Europe de sentiments négatifs qui nous séparent de ce qui, dans une situation comme celle que nous vivons, devrait être la réaction logique, coopérer le plus efficacement possible pour trouver une solution conjointe. De ce point de vue, la réaction de Mariano Rajoy aux déclarations évoquées plus haut a été la bonne.

L’important, c’est l’euro, et la prudence est de mise quant aux prises de position publiques. Que chacun fasse ses devoirs, et que nous trouvions des solutions pour tous ! Il est toujours possible, précisons-le, de ne pas être d’accord sur les méthodes ou la façon de les mettre en œuvre, mais ce qui n’est plus tolérable, c’est de laisser libre cours aux passions.

S’il est une chose qui sème la panique dans la politique, c’est bien sa sujétion aux émotions, et aux émotions les plus obscures, de surcroît, telle cette fameuse Schadenfreude ou encore la volonté irresponsable de trouver des coupables aux maux de tous. Il semble que nous ayons encore besoin de boucs émissaires pour justifier nos malheurs, réflexe presque naturel dès lors que nous cédons au repli nationaliste, si enclin à la victimisation. C’est d’ailleurs une constante de notre histoire, de l’histoire européenne.

En d’autres temps, ce fut même la cause de presque toutes les guerres qu’a connues ce continent, et aujourd’hui cette tentation menace de faire sombrer un projet pourtant enthousiasmant. Peut-être parce qu’elle tend à nourrir les réactions les plus primaires et les plus radicales, ce que les leaders populistes savent bien. Le fait que Marine Le Pen soit, selon les sondages, la candidate qui tente le plus les jeunes Français, ou que les principaux candidats en appellent à la grandeur de la France*, référence centrale de la campagne présidentielle, n’augure rien de bon.

A certains égards, il est logique que des résistances émotionnelles surgissent, ne serait-ce que pour compenser la froideur des marchés, leur insensibilité aux blessures sociales qu’ils provoquent, ou encore en réaction à l’impuissance que suscite l’unilatéralité des solutions avancées. Dans les circonstances actuelles, un sentiment comme l’indignation est plus que justifié. Et il vaudra toujours mieux que la peur, la passion dominante.

Demos européen

Ce qui n’est pas acceptable, en revanche, c’est que ces passions perturbent notre capacité à faire le bon choix d’action. En règle générale, nous nous portons mieux quand les intérêts bien compris parviennent à apaiser les passions. Or personne n’ignore où se trouvent nos intérêts en cette épineuse période charnière : plus d’Europe et moins de solipsismes étatiques.

Or c’est exactement le contraire de ce que l’on constate dans les opinions publiques européennes, aiguillonnées par des acteurs politiques irresponsables et une frange des médias qui, dans bien des pays, croient avoir trouvé un filon dans l’incessante excitation des prétendus affronts nationaux. Ou encore dans le catastrophisme de certains leaders d’opinion. Petit échantillon : il y a quelques jours, Wolfgang Münchau a affirmé dans le Spiegel que l’Espagne se trouve aujourd’hui dans la même situation que la Grèce il y a deux ans. Des propos qui jettent les bases d’une prophétie auto-réalisatrice.

Et qui, dans le contexte actuel, bloquent toute sortie sensée de cette crise. Il n’y aura pas plus d’Europe tant que nous ne nous élançons pas d’un pas décidé sur la voie de la construction d’un demos européen, sur laquelle nous avons déjà reculé de plusieurs kilomètres. Il n’est pas impossible que cela nous laisse froids, que nous ne réussissions jamais à sentir dans l’Europe la même douce chaleur réconfortante que nous trouvons dans les liens nationaux. Mais il n’a jamais été plus clairement nécessaire de modérer nos émotions pour les subordonner à l’impératif des intérêts. Les passions, les intérêts, la vie quoi !

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