Une Kurde de Turquie satisfaite par la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. (AFP)

L’Europe par la justice

Liberté de religion, égalité des droits, violation des droits de l’homme : de nombreux Turcs contournent leur justice en s’adressant à la Cour européenne des droits de l’homme. Un phénomène qui exaspère les juristes mais change peu à peu la société.

Publié le 19 février 2010 à 18:20
Une Kurde de Turquie satisfaite par la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg. (AFP)

Les Turcs ont remplacé l’ancien adage "Heureusement qu’il y a encore des juges souverains à Ankara" par un nouveau : "Heureusement qu’il y a encore des juges souverains à Strasbourg". Lorsqu’ils veulent obtenir justice, les Turcs frappent en masse à la porte de la Cour européenne des droits de l’Homme [l’organe judiciaire du Conseil de l’Europe, différent de la Cour de justice de l’Union européenne]. C’est bien pour les victimes, mais la grogne s’accroît, et la question "N’en sommes-nous pas capables nous-mêmes ?" se pose.

Après la récente décision de la Cour des droits de l’homme, un citoyen turc, Ebuzet Atalan, pose tout sourire pour les journaux, une carte d’identité turque à la main. Cet adepte de la religion yezidi sera bientôt débarrassé de la lettre X qui figure à la case religion sur sa pièce d’identité. Les autorités ne reconnaissaient en effet pas la croyance d’Atalan. De même, les quinze millions d’Alévis ne pouvaient pas mentionner leur foi sur leur carte d’identité. La case mentionnait : Islam. L’un d’entre eux a intenté un procès. Les juges turcs lui ont donné tort mais les juges européens ont eu, comme c’est souvent le cas, un autre avis. Désormais c’est au gouvernement de choisir : ou bien la pièce d’identité ne mentionne pas la religion du citoyen, ou bien elle mentionne la religion choisie par le citoyen concerné.

Résistance absolue aux intérêts de l’individu

"La Turquie ne parvient pas à changer sa manière de penser", explique Semsi Aslanker, un juriste d’Istanbul. "Pour la grande majorité des juges turcs, l’intérêt de l’Etat passe avant celui de l’individu. Ils ne sont pas les seuls à penser ainsi, presque tous les Turcs en font autant. Il faut instaurer une nouvelle mentalité dans ce pays, sinon ce seront les autres pays qui nous obligeront à suivre la bonne voie."

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Les milliers de fois où la cour de Strasbourg a rappelé à l’ordre la Turquie [qui a rejoint le Conseil de l’Europe en 1949] et les millions d’euros que le pays a dû payer en dommages et intérêts à ses propres citoyens victimes, sont de plus en plus considérées comme une humiliation. L’irritation devient tellement importante qu’un célèbre intellectuel a ironisé : "Il semble que nous n’ayons pas, en tant que peuple, la capacité de gouverner notre pays. Nous n’avons qu’à demander à la Cour de le faire."

Quelque 13 000 affaires en cours

Il y a de quoi être exaspéré. Les juges de la Cour font des heures supplémentaires pour pouvoir traiter les demandes en provenance de Russie et de Turquie. Près de 13 000 affaires provenant de Turquie sont actuellement en cours de traitement. Et la pratique montre que les affaires gagnées par les pouvoirs publics turcs sont l’exception absolue.

Les Turcs ont beau grogner, la Cour européenne des droits de l’homme a bel et bien transformé le pays. Les condamnations pour les violations des droits de l’homme en zone kurde, les dommages et intérêts payés aux victimes, la contribution de la Cour à l’enseignement de la langue kurde, l’obligation pour les pouvoirs publics de mieux protéger les femmes ont vraiment rapproché le pays de l’Union européenne. Sans bataille de la part de la classe politique.

Le juriste Aslanker conclut : "Il est bien facile de demander à la Cour des droits de l’homme de faire le sale boulot, mais le ciment d’un pays devrait être l’honneur. Un pays qui se prend au sérieux devrait se retrousser les manches. Aussi épineux que soient les sujets."

Balkans

Ankara se voit en faiseur de paix

Après en avoir été tenue à l'écart pendant près d'un siècle, la Tuquie marque son retour sur la scène diplomatique des Balkans, où elle œuvre au rapprochement entre les républiques ex-Yougoslaves jadis ennemies. Cette nouvelle approche était de mise lors de la réunion consultative tripartite entre la Turquie, la Serbie et la Bosnie-Herzégovine qui a eu lieu récemment à Ankara. Certes, Belgrade et Sarajevo entretiennent des relations diplomatiques, mais le dialogue entre les deux parties était quasi inexistant et, suite aux efforts de la Turquie, les deux pays ont franchi une étape importante sur le chemin menant à la normalisation de leurs relations. Pour les diplomates turcs, il s'agit là du seul moyen pour apaiser les Balkans. La Turquie estime en effet que l'Union européenne pratique une certaine discrimination à l'égard de la Bosnie, ce qui crée de l'instabilité dans la région. Pour Ankara, cela est dû aux "préjugés historiques des Européens" et à leur "méconnaissance de la région". L'impuissance de l'Europe lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie illustre d'ailleurs cette réalité. Dans les milieux diplomatiques turcs, on entend ainsi dire que "si l'Europe avait ouvert la perspective d'une adhésion à l'UE à la Bosnie-Herzégovine, tout comme elle l'a fait avec la Serbie, la situation aurait évolué autrement". Plutôt que de faire cela, l'UE lève l'obligation de visa pour les citoyens serbes, bien que la Serbie ne soit pas encore membre de l'UE, tout en la maintenant pour les Bosniaques. Certaines capitales européennes ne digèrent pas le rapprochement en cours entre la Serbie et la Turquie, deux pays qui, il y a deux ans à peine, se percevaient encore comme des ennemis. Les paroles de Bismarck qui en son temps déclara que "les Balkans ne valait pas la peine qu'on y risque les os d'un seul grenadier poméranien" imprègne encore l'esprit de l'Europe aujourd'hui. La Turquie sait, qu'en menant une action positive envers la Bosnie, elle renforce la perspective d'une adhésion de Sarajevo à l'UE. (pv) Semih Idiz, Milliyet (extraits)

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