Lisbonne - Kiev en TGV : départ retardé

Il devait relier l’Atlantique aux steppes de la Russie. Mais le projet de corridor ferroviaire européen entre le Portugal à l’Ukraine bat de l’aile. En cause, la crise et les contestations qui marquent son parcours.

Publié le 6 juin 2012 à 10:52

Lisbonne. A Santa Apolónia, la gare principale - une toiture en fer et verre fumé, l’air chargé des senteurs de l’Océan et du Tage - ne compte que deux quais pour les trains de banlieue et le rapide pour Bilbao. Lisbonne aurait dû devenir le point de départ du mythique “Corridor 5”, l'axe Lisbonne-Kiev, censé relier l'Europe atlantique aux steppes de Russie. Cinquième pilier d’un somptueux projet de réseau européen lancé au milieu des années 90, ce corridor est aujourd’hui un mystère.

Le 21 mars, le gouvernement portugais a annoncé qu’il abandonnait tous les projets de train à grande vitesse. Quant à l’Ukraine, on ignore où elle en est. Certes, le rêve d’une Europe unie par un réseau d’infrastructures ferroviaires est toujours là, mais sous la forme d’une toile d’araignée de tronçons et de bretelles à mi-parcours, étendue sur tout le continent et appelée ”TEN -T”. Quant au "Corridor 5", redimensionné, il a été récemment rebaptisé "Corridor Méditerranéen".

Investissements minimums

Quittons donc Santa Apolónia pour Algésiras, en face du Maroc, à un jet de pierres de Gibraltar. C’est d’ici que la Commission européenne veut faire partir le "Corridor Méditerranéen".

Don Carlos Fenoy, président de la Chambre de commerce locale et un des défenseurs les plus fervents du "Corridor" et de son utilité affirme : “Un TGV pour les marchandises ? Mais vous êtes fou ! La consommation d’énergie et l’usure des wagons au delà de 80 km/h augmenteraient les coûts de manière exponentielle”. L’Espagne, du reste, est en train de réduire de manière drastique ses investissements en matière d’infrastructures : 5,4 milliards d’euros de moins par rapport à 2001. Et pourtant, malgré ces coupes budgétaires, le TGV reliant Algésiras à Bobadilla (lieu de la connexion pour Madrid) sera bel et bien réalisé, grâce à une solution surprenante.

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C’est simple : pour obtenir l’écartement des rails nécessaires aux trains à grande vitesse, nous ajoutons un troisième rail entre les deux autres sur la ligne existante. Les trains lents avanceront sur les rails à écartement espagnol, les TGV sur ceux aux normes internationales”, explique Rafael Flores, responsable du carrefour ferroviaire de Ronda. Sans béton et sans investissements colossaux.

Nous embarquons à Cordoue. Il y a 400 km jusqu’à Madrid que l’on parcourt presqu’en un éclair (mais à un prix record : 68,9 euros par seconde). Puis nous filons vers Barcelone, et la frontière française, avant d'arriver à Perpignan, l’étang de Thau, Montpellier, Lyon.

Un peu avant Saint-Jean-de-Maurienne, à l’entrée du terminal intermodal de Bourgneuf-la-Rochette, terminus de l’Autoroute ferroviaire alpine (AFA) qui mène à la gare de marchandise d’Orbassano, en Italie, quelques camions citernes attendent d’être chargés sur les trains. Quatre par jour. C’est peu, et le projet n’a survécu jusqu’à maintenant que grâce aux subventions de l’État : 900 euros environ pour chaque camion transporté. Mais si l'AFA passe par le tunnel du Fréjus, à quoi peut bien servir le super-tunnel de la ligne Turin-Lyon ?

Michel Chaumatte, directeur de l’AFA explique : “En diminuant la dénivellation, on réduit les coûts liés à la traction”. A condition de renoncer à la vitesse : “Disons que la grande vitesse est un avantage, qui concerne essentiellement les voyageurs”, assure-t-il. Mais ceux-ci sont de moins en moins nombreux, aussi les Chemins de fer italiens et français ont-ils décidé de supprimer la liaison. Les calculs financiers, eux aussi, ne laissent aucun doute : le coût des opérations sur l’ensemble du réseau “TEN-T” tourne autour des 500 milliards d’euros. La Commission européenne propose un financement à hauteur de 31,7 milliards, le reste étant à la charge de chaque pays traversé.

Pas de liaison entre l’Italie et la Slovénie

Nous poursuivons notre voyage dans des wagons, petits, sales et lents du réseau local, à travers les collines puis la plaine turinoise, jusqu’au moment où nous tombons sur un obstacle majeur dans la vallée, là où la ligne Lyon-Turin, “ne sera jamais terminée” comme nous l’assure un ingénieur de la Commission régionale pour l’évaluation de l’impact environnemental : “Le projet prévoit que la ligne soit enterrée à 40 mètres de profondeur, c’est à dire dans la nappe qui alimente Turin en eau potable. C’est impensable et illégal”.

On repart. Nous voilà fonçant à plus de 300 km/h vers Milan. Étrangement, sur le tronçon géologiquement le moins problématique, de Brescia à Padoue, la grande vitesse se fera attendre encore longtemps. En revanche, depuis 2008, un segment de 28 km entre Padoue et Mestre, est prêt. Mais pas le temps de profiter de notre élan : nous voici à nouveau dans la panade, entre Venise et Trieste. Ici les maires dénoncent un désastre écologique à venir. La ville de Trieste a même refusé l’enterrement de la ligne. Nous quittons Trieste et prenons un car jusqu’au port de Koper (Slovénie), puis jusqu’à la gare de triage de Divaca, qu’aucune voie ferrée ne reliera jamais à l’Italie. Le dernier train pour Ljubljana est parti en décembre 2011, à cause des crocs-en-jambes, des mesquineries et autres représailles entre Rome et Ljubljana.

Nombreux sont ceux qui pensent aujourd'hui que le Corridor ferroviaire le plus rentable n’est pas l’axe Est-Ouest, mais l'axe Baltique-Adriatique qui relie la Méditerranée aux puissantes économies de l’Europe du nord et de l’Europe centrale. Le projet européen ne prévoit aucun débouché sur les ports du Frioul, de la région de Venise et de Ravenne. La demande slovène d’une bretelle qui les relierait avec Koper a été rejetée sous l’effet des pressions du gouvernement italien. Ljubljana est passée aux représailles : pas de liaison entre Trieste et les marchés orientaux.

Charmes de l’Orient en vue

Après la capitale slovène, nous faisons étape à Maribor avant de nous enfoncer dans un paysage de collines hongroises. Ici aussi on parle de transport sur pneus : ”La voie ferrée n’est pas notre priorité”, déclare un porte-parole du ministère des Transports. “Les financements de l’Union européenne serviront pour nos autoroutes”. On s’intéresse bien davantage aux liaisons avec le Nord, avec l’Autriche, via Györ.

Nous atteignons enfin Lviv, l’ancienne Leopole : fastes impériaux, nid d’espions, capitale yiddish. Nous sommes à moins de 600 km de Kiev, mais nous n’y serons que dans 15 heures. Le voyage se fait de nuit, en troisième classe, sur des couchettes ouvertes, trois par trois, chauffés par un poêle à bois. Un chef de wagon, à la casquette rigide, nous offre du thé. La nuit, le train est un bazar : on peut y manger, faire des affaires, bavarder. Réveil à Kiev : la gare est un mélange de décor moderne et de style impérial russe. L’horizon est bouché par des rangées de tours de trente étages, mais les michelines, obsolètes et colorées, parcourent des lignes dont les noms font rêver : Chisinau-Saint Pétersbourg, Odessa-Novgorod, Volgograd-Gdańsk. Mission accomplie.

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