Il y a dans une tasse de café bien plus qu’un stimulant ou que la promesse d'une pause. Sa couleur noire renferme une sensation réparatrice et symbolise le début de la journée, le point d'orgue du déjeuner ou la fuite des heures vides. Elle représente l’illusion d’ouvrir son esprit à de nouvelles perceptions, de clarifier les confusions, de désamorcer les malaises. "On se voit pour prendre un café" demeure une excellente formule pour exprimer le désir d’une rencontre impliquant confidences, proximité, sociabilité. "Un petit café", dit-on, avec une pointe de tendresse. L’important, c’est de prononcer ce mot magique qui mène à un rendez-vous et favorise la culture de la conversation.
Dans une conférence prononcée à Amsterdam il y a cinq ans, intitulée Une certaine idée de l’Europe [publiée sous ce titre aux éditions Actes Sud en 2005], Georges Steiner lançait une affirmation en apparence anodine : "Tant qu’il y aura des cafés, l’idée de l’Europe subsistera". Face à l’abstention massive et à l’autisme électoral du scrutin du 7 juin – le record historique de 59,6% d’abstention, je me demande ce qu’il est advenu du "grand café européen".
Entre le noisette des Deux Magots [célèbre café parisien], le maquillato de Pedrocchi [à Padoue], le café viennois accompagné de buchteln [beignets cuits à la vapeur] de l’Hawelka [Vienne], le café a été l’agora de la pensée et de la vie mondaine du Vieux Continent.
L’Histoire de l’Europe s’est tissée dans les cafés modernistes qui accueillirent toutes les avant-gardes : le Florian de Venecia, dans lequel Giacomo Casanova séduisait ses maîtresses et où Proust reprenait son souffle ; la table du Flore où Sartre écrivait ses essais sur l’existentialisme ; ou encore l’Antico Caffè Greco de Rome, considéré comme le nombril du monde et dont les goûters enchantèrent Lord Byron, Schopenhauer, Wagner, Henry James, Leopardi.
Aujourd’hui, on ne trouve plus ces "clubs d’esprit" n'existent plus, et les serveurs ne portent plus le nœud papillon. Chez Starbucks, on vous demande votre prénom avant de vous servir et on vous vous interpelle ensuite avec désinvolture. Les gens nouent plus de liens dans les salles de sport, les avions ou les salons de coiffure que dans les cafés. L’Europe, qui s’aime chaque jour un peu moins, est pleine d’espaces antisociaux, fouettée par des vents pragmatiques. La socialisation se fait sur Internet, à travers la solitude hygiénique de l’écran. Ni volutes de fumée, ni poèmes écrits sur des serviettes. Dans les célèbres cafeterias qui ont perdu leur âme, comme le Canaletes ou le Zurich, l’Europe des ventes au rabais, du commerce de CD pirates dans la rue et des cybercafés choisit la sécurité au détriment de l’expérience.
Mais au milieu de cette Europe déshumanisée, se dressent à présent les Verts du Vieux Continent. Et, des cendres de Mai 68, Dany le Rouge – le seul, selon le quotidien Libération, à avoir parlé de l’Europe au lieu de recourir aux bagarres locales – fait renaître la vieille utopie décaféinée.