L’adieu aux bunkers de Hoxha

A l'époque communiste, des milliers d'abris en béton devaient protéger l'Albanie communiste d’une hypothétique invasion. Aujourd’hui on y fait la fête, on y perd sa virginité, ou on les détruit pour en récupérer l'acier et alimenter le boom économique.

Publié le 3 août 2012 à 14:29

*On rassemble des pneus dans le bunker et on y met feu. Ou alors on y place un sac avec des engrais contenant beaucoup de potassium. On crée ainsi une bombe rudimentaire et le bunker explose. “Si le béton éclate, on donne des coups de marteau dessus pour parvenir à l’endroit où se trouve l’acier”, explique Djoni, un ouvrier en bâtiment de Berati, en Albanie centrale. “Il arrive qu’il y en ait deux tonnes. On peut le revendre à 15 centimes le kilo. Un bunker peut donc rapporter 300 euros ! Mais parfois, il faut travailler dur pendant 5 jours pour que le béton se brise. Et, de toute manière, c’est mon chef qui prend la majeure partie de l’argent. Moi, je gagne 20-30 euros par bunker.*”

Mais Djoni ne se plaint pas. Depuis quelques années, le secteur du bâtiment explose en Albanie et les prix de l’acier se sont envolés. Même la crise en Italie et en Grèce, où travaillent pourtant des centaines de milliers d’émigrés albanais, n’y change rien. Selon les experts, cette explosion ne reflète aucune réalité. Elle découle de la construction de gratte-ciels commandés par la mafia italienne pour blanchir de l’argent – certains d’entre eux sont à moitié vides.

“Chez nous, on ne ressent pas la crise, dit Djoni. Le Premier ministre s’est félicité que l’Albanie soit le seul pays en Europe – avec la Pologne – où il n’y a pas de récession.” Djoni a aussi travaillé en Grèce, au Pirée, pendant quelques années. Mais le jeu de cache-cache perpétuel avec les garde-frontières, qui mettent régulièrement la main sur les clandestins albanais, a fini par le lasser. “Je ne suis plus tout jeune, dit-il. Ici, je gagne moins mais je dépense moins aussi. Au final, ça revient au même.”

Dans la journée, Djoni construit des immeubles. Le soir, il arrondit ses fins de mois sur les bunkers. L’argent gagné lui a permis de rénover son appartement et d’inscrire ses enfants dans de bonnes écoles.**

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750 000 bunkers pour 3 millions d’habitants

**Des centaines de milliers de bunkers enlaidissent le paysage de l’Albanie depuis Shkodra, à la frontière avec le Monténégro, jusqu’à Konispol, à un jet de pierre de la Grèce.

Le bunker de Gjergj est peint en vert de haut en bas, barré de l’inscription “Bunker Bar”, très tape-à-l’œil. L’attractivité de la plage de Shengjin, où il se trouve, laisse à désirer, mais Gjergj ne se décourage pas : “**On n’a peut-être pas beaucoup de sable. Mais pour compenser, on a des champignons qui poussent sur du béton ; ce sont nos cèpes de tonton Hoxha. Des gens du monde entier viennent les voir !” *Gjergj m’invite à entrer, il m’autorise à regarder par la meurtrière qui donne sur l’Italie [de l’autre côté de la mer Adriatique]. Il montre la barre de fer bien rangée au fond de sa cachette. – "E*lle me servait à “convaincre” les clients saouls de payer leur note. Maintenant, elle me sert à chasser ceux qui veulent démolir le bunker. Je suis installé ici depuis 12 ans et je ne laisserai personne y toucher.

Il est vrai que les bunkers albanais sont uniques. Les communistes en auraient construit 750 000, alors que le pays ne compte que 3 millions d’habitants. “A l’époque communiste, tout ce qui était lié aux bunkers était top secret. Ensuite, pendant la transition, toute la documentation s’est égarée et plus personne n’est capable de les compter”, explique Ina Izhara, une politologue qui partage sa vie entre l’Albanie et l’Italie, comme beaucoup de jeunes ici.**

“Le monde entier voulait nous envahir”

**Les bunkers se trouvent dans des villes, des cours jouxtant des maisons, dans des cimetières et sur des terrains de jeu. Il y en a dans les montagnes et d’autres à moitié enfouis dans la mer. Les agriculteurs doivent les éviter lorsqu’ils labourent la terre. Il suffit de prendre le train de Tirana à Durrës pour en apercevoir des dizaines.

Pourquoi les a-t-on construits ? Enver Hoxha, qui a dirigé seul l’Albanie de 1944 à 1985, l’année de sa mort, craignait une agression. “C’était un paranoïaque, dit Ina Izhara. *Il pensait que le monde entier voulait envahir l’Albanie. Il a été allié avec la Yougoslavie juste après la Seconde Guerre mondiale. Il s’est rapidement disputé avec Tito et s’est lié d’amitié avec l’URSS. Quand on a fait le procès du stalinisme, cette alliance ne lui a plus convenu. Il a donc entamé une collaboration plus étroite avec la Chine et – imaginant que le monde entier s’était ligué contre lui – il s’est préparé à une guerre en bâtissant des bunkers.”***

Une deuxième vie

*“C’est ici qu’on vient pour perdre sa virginité***, plaisante Ina Izhara. *Récemment, un pote a eu une aventure dans un bunker à Saranda, avec une fille rencontrée en boîte. Ce n’était pas très agréable ! Il y faisait froid et il a marché dans de la merde par mégarde.”***

*Pendant des années, personne n’a touché aux bunkers de Hoxha. “Jusqu’à ce que les Serbes se mettent à bombarder le Kosovo", remarque Caushi. "Certaines bombes sont tombées en Albanie, y compris sur des bunkers. On s’est alors rendu compte que ces constructions, censées servir de refuges pendant un éventuel affrontement nucléaire, tombent comme des châteaux de cartes ! Ca a été un choc pour de nombreuses personnes. Ils ont pris conscience du fait que cette prétendue grandeur du communisme, c’était du vent, du mensonge. Un mirage.”*

C’est alors qu’a commencé la deuxième vie des bunkers : une existence civile. Les gens ont cessé de les respecter. A la campagne, ils ont été transformés en porcheries ; en ville, ils remplaçaient les frigos jusqu’à peu. Maintenant que les Albanais ont les moyens de s’acheter des réfrigérateurs, les bunkers sont devenus des décharges publiques.**

Sortir psychologiquement du communisme

**Il n’en est pas de même dans la capitale. Blokku est un quartier de Tirana qui était fermé et sous haute surveillance à l’époque communiste ; c’est ici qu’habitait la crème de la crème, Enver Hoxha, ses ministres et ses camarades. Chaque bâtiment était doté d’un refuge souterrain en béton.

“A présent, Blokku est le quartier où on fait la fête”, dit Kamelja, étudiante en droit, en souriant. “Il y a des bars et des boîtes qui sont vraiment bien dans ces anciens abris”.

Au centre-ville de Tirana, il y a un autre bunker. C’est une grande pyramide érigée par la nièce de Hoxha, Pranvera, à sa mort. Elle voulait en faire son tombeau et un lieu de pèlerinage pour les écoles, l’armée et les travailleurs. Mais la pyramide est désormais vide et couverte de tags. Les plus courageux font du skate sur ses murs très raides. “Je passe devant en allant au travail”, dit Gjergi Ndrecën qui avait été incarcéré pendant sept ans sous Hoxha pour “propagande anti-révolutionnaire”.

Que devrait-on faire de cette pyramide ? **“La même chose qu’avec les bunkers ! Y mettre des engrais, des pneus et bouter le feu. La démolition des bunkers, c'est le début de notre sortie psychologique du communisme. Aussi longtemps que nous vivrons dans un espace créé par les communistes, nous serons gouvernés par le spectre de Hoxha.”

Cet article a été écrit dans le cadre du projet "Next in Line", co-financé par l'Union européenne

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