Actualité Retour en Espagne (2/3)
Manifestation de personnes dont les maisons ont été hypothéquées en raison de la bulle immobilière, devant une banque à Barcelone, le 6 juin 2012.

A Barcelone, les banques sont prises d’assaut

Que se passe-t-il en Espagne ? Dans la deuxième partie de son voyage dans le pays de ses parents, Juan Moreno, reporter au Spiegel, découvre le ressentiment des Espagnols ruinés à l’endroit des banques.

Publié le 9 août 2012 à 10:56
Manifestation de personnes dont les maisons ont été hypothéquées en raison de la bulle immobilière, devant une banque à Barcelone, le 6 juin 2012.

Barcelone grouille de touristes. Le nombre de nuitées a augmenté l’année dernière. Les cafés bordant la place de Catalogne continuent de servir leurs cafés hors de prix. La police donne la chasse aux mendiants. La crise, c’est quelques rues plus loin qu’il faut aller la chercher.

A un carrefour de l’avenue Diagonal, je rencontre Pedro Panlador, un homme au physique fluet qui s’est planté devant une agence Bankia. Avec l’intention de la prendre d’assaut. Quelques sympathisants l’accompagnent. Ils ont appelé les journaux pour qu’ils viennent couvrir l’opération mais ceux-ci ont décliné l’invitation. En Espagne aujourd’hui, il y a toujours quelque part quelqu’un qui s’en prend à une banque.

La banque madrilène Bankia [née de la fusion de sept banques régionales en 2010] a mis Pedro Panlador à la porte de chez lui parce qu’il n’était plus en mesure de rembourser son crédit. Dans les trois premiers mois de l’année, 200 logements étaient évacués de force chaque jour.

Pedro Panlador est né en Colombie et vit depuis douze ans à Barcelone. A l’heure qu’il est, ses dettes se montent à 242 000 euros. Avant la crise, il était chauffeur. Voilà plus de deux ans qu’il est au chômage. Les passants pressent le pas, certains lui souhaitent bon courage, d’autres l’applaudissent. Nul ne s’étonne de voir un homme planté devant une banque et traiter ses employés de “*criminels. Pedro Panlador affirme que ses intentions sont “pacifiques et qu’il veut “seulement parler au directeur*.

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Identifier clairement l'ennemi

En 2011, Bankia a enregistré trois milliards d’euros de pertes. La banque a besoin de plus de 20 milliards pour ne pas mettre la clé sous la porte et entraîner avec elle dans l’abîme le système financier espagnol. Son dernier patron se nommait Rodrigo Rato, ancien ministre des Finances du premier ministre José María Aznar. Jusqu’en 2007, Rodrigo Rato était le directeur du Fonds monétaire international. Lequel FMI se verra peut-être bientôt contraint de voler au secours de l’Espagne. Cela ressemble à une plaisanterie.

Pedro Panlador et ses sympathisants veulent maintenant donner l’assaut. Une première pour eux. Pedro Panlador a déjà campé devant une agence Bankia mais il pense qu’un assaut fera plus forte impression. Il prend son courage à deux mains et se dirige vers l’entrée. Il constate que l’agence est équipée d’une porte sécurisée et d’une sonnette.

Pedro Panlador sonne.

Bankia n’ouvre pas.

Pedro Panlador se tourne vers les autres qui le regardent d’un air perplexe. Finalement, l’un d’eux actionne son sifflet.

Pedro Panlador colle quelques autocollants sur la vitre. Les banques doivent cesser de mettre les mauvais payeurs à la porte de chez eux, peut-on y lire. L’Espagne est le pays des manifestations tristes.

Pedro Panlador fait quelques pas en arrière. La faillite personnelle n’existe pas en Espagne. Sa dette de 242 000 euros, il va la traîner toute sa vie [une remise de dette, même partielle, est exclue]. “Je suis fatigué”, lâche-t-il.

Sans doute un mouvement de protestation a-t-il besoin de temps à autre d’une petite victoire, d’une lueur d’espoir qui montre que le jeu en vaut la chandelle. Et sans doute est-il nécessaire d’identifier au moins clairement l’ennemi.

Or, qui est coupable ? Bankia, pour avoir prêté un quart de million d’euros à un homme qui touchait 940 euros nets par mois ? Ou Pedro Panlador pour avoir accepté un tel crédit ? Personne ne l’a forcé. Peut-être un peu des deux.

Mais peut-être aussi tout simplement cet océan des possibles. Partout, on a construit, partout, on a gagné de l’argent. De l’argent pas cher, des banques qui en faisaient cadeau, des logements qui semblaient s’auto-financer, des emplois en veux-tu en voilà – tout cela a transformé les Espagnols en joueurs compulsifs et le pays en casino.

Personne n’était plus obligé de supporter l’idée que son voisin ait une résidence secondaire à Conil sur la Costa de la Luz quand on n’avait soi-même qu’une simple datcha à la sortie de la ville. Qui se doutait que des gens comme Pedro Panlador se planteraient un jour devant une agence bancaire et se casseraient le nez devant la sonnette ?

Je serre la main de Pedro Panlador et lui souhaite bonne chance. Barcelone est une ville magnifique, bien plus belle que Berlin, Francfort ou Munich. Malgré les panneaux “A vendre” suspendus aux balcons, malgré les boutiques d’achat d’or qui reprennent les bijoux des Espagnols aux abois. La ville me fait penser à la femme d’un directeur d’usine qui n’arriverait pas encore à croire que l’usine est en faillite.

La fourrure, le diamant au doigt et le service en porcelaine sont encore là, mais tout le monde sait que ce sera bientôt du passé. Le taux de chômage de Barcelone a bondi l’année dernière de 7% à 17,7%. 17,7% de personnes sans emploi dans la ville la plus riche d’Espagne.

En guerre contre le système

Je grimpe dans ma voiture et quitte Barcelone. J’ai un rendez-vous à Sabadell, ancienne ville textile. Je dois y retrouver Antonio, un père de famille. Lui aussi a été mis à la porte de chez lui. Mais il n’a pas l’intention d’assiéger une banque. Sa riposte est plus concrète. Il squatte un appartement.

Nous sommes en début d’après-midi, Antonio est sur le pas de sa porte et sait ce que je pense. Antonio ressemble à George Clooney.

“Je sais, glisse-t-il, tout le monde le dit”.

Antonio s’avance dans l'étroit couloir, me fait visiter la minuscule salle de bains, le salon/cuisine avec son gros frigo, et une chambre avec deux lits, surmontés chacun d’un animal en peluche.

“Et voilà”, lâche Antonio, deux chambres en rez-de-chaussée, son nouveau chez-lui. Dans les toilettes, quelques cartons sont empilés.

“Cela fait combien de temps que tu es là ?”

“Deux jours”.

“Comment tu es entré ?”

“Je ne le dis pas, mais j’ai été soudeur à une époque. Demain, mes filles viendront dormir ici pour la première fois”.

Antonio a deux filles de 14 et 17 ans. La plus jeune va à l’école, l’autre est apprentie-coiffeuse mais ne touche aucune paie à cause de la crise – elle est la seule de son ancienne classe à avoir trouvé une place. Antonio pousse de côté un canard en peluche et s’assied sur le lit.

Antonio Zamora Hidalgo, 47 ans, taciturne, est en guerre contre le système depuis avant-hier. Il a travaillé pendant plus de vingt ans dans une usine métallurgique, a remboursé pendant douze ans le crédit de son appartement contracté auprès du groupe bancaire BBVA. Quand il n’a plus été en mesure de régler ses mensualités, il a tout perdu.

“Spain rocks” ?

Il n’y a pas de loi “Hartz IV” en Espagne. Le seul règlement qui existe prévoit que le fait de restituer son bien immobilier ne suffit pas à solder une dette. Même s’il perd son logement, l’emprunteur reste redevable de l’intégralité du prix d’achat.

Antonio Zamora Hidalgo ne savait tout simplement pas où aller avec ses enfants. Sa femme n’a pas supporté de voir la famille tomber aussi bas et vient de partir. Antonio s’est tourné vers le collectif PAH de Barcelone. Qui lui a appris que 20% des logements espagnols étaient inoccupés. Dont un à Sabadell, depuis cinq ans.

Le petit appartement est situé dans une petite rue tranquille du quartier de Can’Oriac et appartient à la Caixa Catalunya, l’une des caisses d’épargne provinciales mégalomanes qui ont distribué des crédits immobiliers à tour de bras en Espagne ces dernières années et qu’il a fallu renflouer avec l’argent des contribuables.

“Tu t’attendais à cela ?”, me demande Antonio.

Je balaie du regard la pièce minuscule dont les deux lits occupent presque tout l’espace.

“Tant qu’à occuper illégalement un appartement, pourquoi ne pas avoir pris plus grand ?”

Antonio rit. Il ne parlait pas de l’appartement, mais de la situation dans laquelle se trouve l’Espagne.

“Je peux te brosser le tableau, lâche-t-il. Le tableau, c’est que des types comme moi se retrouvent à squatter des appartements”.

Une fois sur l’autoroute, je me demande qui est responsable de cette situation. Antonio n’avait encore jamais eu d’ennuis avec la police. Il ne boit pas, n’est ni anarchiste, ni gauchiste, et ne regarde même pas les nouvelles. Et aujourd’hui, il est squatteur. Peut-être a-t-il tout simplement joué de malchance et est-il une victime de l’explosion de la bulle de crédits bon marché et de la bulle immobilière, qui constituent ce qu'on a appelé le miracle économique espagnol. C’était l’époque où, à New York, Time Magazine titrait en couverture : “Spain rocks” — L'Espagne déchire.

Lire la première partie : Tout tourne autour de la crise

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