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La centrale nucléaire de Temelin, en République tchèque.

Manoeuvres russo-américaines pour la centrale atomique de Temelín

Les projets de nouveaux réacteurs nucléaires deviennent rares en Europe. Celui de Temelín n’en est que plus intéressant. Russes et Américains se livrent à une compétition qui mobilise dirigeants politiques, lobbyistes et services secrets.

Publié le 11 octobre 2012 à 11:33
La centrale nucléaire de Temelin, en République tchèque.

Les participants à l’appel d’offres visant la construction de deux nouveaux réacteurs dans la centrale de Temelín assurent qu’il ne s’agit que de business [le contrat est évalué entre 8 et 12 milliards d’euros]. La politique ne les intéresse pas, ou alors que de façon très marginale. “Moins il y aura d’ingérence politique et de lobbying, meilleure sera la décision”, a ainsi déclaré Kirill Komarov, le vice-président du constructeur russe Rosatom. Les Américains tiennent le même discours : “On veille juste à ce que ceux qui décident puissent disposer des informations les plus complètes et exactes”, a fait valoir Mike Kirst, le vice-président de Westinghouse.

Mais la réalité est plus nuancée. Est en jeu un contrat stratégique de plusieurs milliards d’euros. Il attise donc de très forts intérêts, chez ces entreprises et parmi les élites politiques. Un rapport de 2011 des services de contre-espionage tchèques (BIS) confirme que Temelín est un enjeu crucial, qui dépasse les seuls bilans annuels des entreprises. Les thématiques économiques comme l’énergie ont toute l’attention des services de renseignement russes. On a pu croiser des agents de renseignement russes “lors de diverses rencontres mondaines, au cours desquelles ils se sont efforcés de consolider leurs vieilles relations et d’en nouer de nouvelles”.

Le business avant tout

Bien sûr, il n’y a rien dans le rapport sur des activités que mèneraient les services de renseignement américains et français [le groupe français Areva, qui était candidat à l’appel d’offres, en a été écarté le 5 octobre parce qu’il ne satisfaisait pas aux exigences légales, selon la compagnie tchèque d’électricité]. Les relations diplomatiques qu’entretient avec eux la République tchèque étant au beau fixe, il leur est beaucoup plus facile qu’aux Russes d’obtenir quantité d’informations par les voies officielles.

Mais toutes les parties en présence, qu’elles soient françaises, russes ou américaines, s’appuient sur des lobbyistes, des agences de communication et des contacts noués dans le monde de la politique et celui des affaires. Le lobbying se pratique jusque dans les plus hautes sphères de la politique. Norman Eisen, l’ambassadeur des Etats-Unis à Prague ne nie pas cette réalité : “Westinghouse pourra compter sur le plus large soutien possible, non seulement de l’ambassade, mais aussi de l’ensemble du gouvernement américain”. Ses deux homologues, le russe Sergej Kiselev et le français Pierre Lévy, ont affiché la même position.

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La question de la sécurité énergétique, très sensible en République tchèque, constitue un handicap pour la proposition de Rosatom. Le principal argument étant que compte tenu de la dépendance de la République tchèque au pétrole et au gaz russes, la construction de nouvelles sources d’énergie majeures ne devrait pas être confiée à la Russie.

Jakub Kulhánek, chercheur auprès de l’Association pour les affaires internationales voit dans cet appel d’offres un enjeu avant tout économique : “Les diplomates russes m’ont confirmé que si nous nous sommes retrouvés à un moment donné dans le collimateur géopolitique de la Russie, c’est principalement à cause du projet de construction d’un radar américain sur notre sol. Temelín, c’est une tout autre affaire. Certes, le renforcement de l’influence politique peut jouer un rôle, mais ce sont surtout des questions de business et des perspectives de profits qui comptent ici.

Klaus, un bon ami de la Russie

Il estime que le président russe Vladimir Poutine tente, avant toute chose, d’imposer des relations purement économiques dans ses rapports de politique étrangère. Si la Russie remporte l’appel d’offres, ce sera un énorme coup de publicité pour Rosatom . Cela pourrait lui permettre de répondre plus facilement à d’autres appels d’offres dans le monde. “Faire de Rosatom, après Gazprom, un nouveau joyau de l’économie russe, capable de concurrencer les entreprises occidentales, s’intègre dans la stratégie énergétique de la Russie”, affirme Kulhánek. Mais pour les Américains aussi, le chemin du profit, du prestige et de nouveaux appels d’offres remportés en Europe centrale passe par Temelín.

Le dernier mot revient au gouvernement, qui n’a montré aucune préférence. Et il est assez facile de deviner quel concurrent a la préférence du président Václav Klaus [qui garde une influence sur le gouvernement] pour construire les nouveaux réacteurs de Temelín. Déjà en 2009, lors d’une visite en Russie, il avait déclaré que “c’était une bonne chose qu’une grande entreprise russe cherche à contribuer à la poursuite de la politique énergétique tchèque dans le domaine du nucléaire”. A l’occasion d’une rencontre organisée en 2011 avec son homologue de l’époque, Dimitri Medvedev, il avait déclaré que les Russes étaient ceux qui, comparativement, offraient pour l’instant aux entreprises tchèques les plus grandes perspectives de participation aux travaux de sous-traitance.

Klaus est considéré comme un bon ami de la Russie. La compagnie pétrolière Loukoil, par exemple, a financé la publication en Russie de son livre Modrá, nikoliv zelená planeta [Planète bleue en péril vert]. Par ailleurs, Klaus verrait bien lui succéder le social-démocrate Miloš Zeman (avec à l’arrière, en soutien, le lobbyiste russophile Miroslav Slouf), dont un autre géant de l’énergie russe – Gazprom – finance la campagne présidentielle.

Politique énergétique

Un cavalier seul qui risque de coûter cher à Prague

**Les Tchèques risquent de payer cher leur attitude récalcitrante envers des tendances européennes au niveau de la politique énergétique”, écrit l’économiste tchèque Michal Šnobr dans Hospodářské noviny.**

Troisième exportateur d’électricité d’Europe (après l’Allemagne et la France, en 2011), la République tchèque poursuit la construction de deux nouveaux réacteurs sans tenir compte ce qui se passe dans l’Allemagne voisine [qui compte sortir du nucléaire d’ici 2022], le pays le plus important pour les exportations tchèques.

Comme si l'Europe n'existait pas lorsqu’il s’agit de politique énergétique, “on entretient la chimère des compétences purement nationales”, regrette le quotidien économique, qui explique que la politique communautaire, la diplomatie des grands pays européens et l'idéologie, jouent un rôle de plus en plus important dans ce secteur.

Si, sous la pression de l’Allemagne, la Commission européenne décidait de stopper la construction de réacteurs, ou si de nouveaux réacteurs cessaient d’être rentables, qui endosserait la responsabilité, qui paierait ?, s’interroge Hospodářské noviny qui conclut :

Le gouvernement tchèque devrait calmer son fanatisme nucléaire, réfléchir sur comment garder le cap de sa politique dans le domaine nucléaire dans le cadre de l’Union européenne et arrêter de jouer avec l'UE un poker nucléaire avec de mauvaises cartes.

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