Des masques pendus par des manifestants sur la place Syntagma, à Athènes, juillet 2011.

Européens, on vous spolie !

A force de plans de sauvetage et de traités d’urgence négociés à huis clos, les citoyens de l’UE sont lentement dépossédés du contrôle de leurs institutions, dénonce l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger qui prédit une révolte.

Publié le 12 octobre 2012 à 11:07
Des masques pendus par des manifestants sur la place Syntagma, à Athènes, juillet 2011.

La crise ? Quelle crise ? Cafés, terrasses et bistrots ne désemplissent pas, les vacanciers se bousculent dans les aéroports allemands, on nous parle de records à l’exportation, de recul du chômage. Les gens suivent en bâillant les "sommets" politiques hebdomadaires et les passes d’armes brumeuses des experts. Tout cela paraît se dérouler dans un no man’s land rhétorique rempli de discours officiels inintelligibles qui n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle la vie réelle.

Manifestement, personne ou presque ne remarque que les pays européens ne sont plus régis depuis un certain temps par des institutions jouissant d’une légitimité démocratique, mais par une ribambelle de sigles qui les ont supplantées. Ce sont le FESF, le MES, la BCE, l’ABE et le FMI qui ont pris les commandes. Il faut être un expert pour développer ces acronymes.

En outre, seuls les initiés arrivent à comprendre qui fait quoi et comment au sein de la Commission européenne et de l’Eurogroupe. Tous ces organismes ont en commun de ne figurer dans aucune constitution du monde et de ne pas associer les électeurs à leurs prises de décision.

Spoliation politique

Le détachement avec lequel les habitants de notre petit continent acceptent d’être dépossédés de leur pouvoir politique fait froid dans le dos. Peut-être est-ce dû au fait qu’il s’agit d’une nouveauté historique. Contrairement aux révolutions, aux coups d’Etat et aux putschs militaires dont l’histoire européenne ne manque pas, cette dépossession se passe sans perte ni fracas. Tout se déroule pacifiquement derrière des portes calfeutrées.

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Que les traités ne soient pas respectés n’étonne plus personne. Les règles existantes, comme le principe de subsidiarité fixé par le traité de Rome ou la clause de non-renflouement du traité de Maastricht, passent à la trappe si besoin est. Le principe pacta sunt servanda [les pactes doivent être respectés] fait l’effet d’un slogan vide de sens forgé par quelque juriste pointilleux sous l’Antiquité.

L’abolition de l’Etat de droit apparaît noir sur blanc dans le traité établissant le MES (Mécanisme européen de stabilité). Les décisions des poids-lourds de cette "société de sauvetage" prennent immédiatement effet dans le droit international et ne sont pas soumises à l’assentiment des Parlements. Ils se nomment "gouverneurs", comme c’était souvent le cas sous les anciens régimes coloniaux, et, comme ces derniers, n’ont aucun compte à rendre à l’opinion. En revanche, ils sont expressément tenus au secret. Cela fait songer à l’omerta, qui figure dans le code d’honneur de la mafia. Nos "parrains" sont dispensés de tout contrôle judiciaire ou légal. Et jouissent d’un privilège que ne possède même pas un chef de la Camorra [la mafia napolitiaine] : l’immunité pénale absolue (conformément aux articles 32 à 35 du traité établissant le MES).

La spoliation politique du citoyen trouvait ainsi un point d’orgue provisoire. Elle avait débuté bien avant, lors de l’introduction de l’euro, voire plus tôt. Cette monnaie est le fruit de maquignonnages politiques qui n’ont tenu aucun compte des conditions économiques nécessaires à la mise en œuvre d’un tel projet.

Entreprise hasardeuse

Bien loin de reconnaître et de corriger les malformations congénitales de leur création, le "régime des sauveurs" insiste sur la nécessité de suivre à tout prix la feuille de route fixée. Proclamer sans arrêt que nous n’aurions "pas d’autre choix" revient à nier le risque d’explosion induit par le creusement des disparités entre les Etats membres. Depuis déjà des années, les conséquences se profilent à l’horizon : la division au lieu de l’intégration, le ressentiment, l’animosité et les reproches mutuels au lieu de la concertation. "Si l’euro coule, l’Europe coule". Ce slogan inepte est censé rallier un continent d’un demi-milliard d’individus à l’entreprise hasardeuse d’une classe politique isolée, comme si 2 000 ans n’étaient qu’une paille comparés à un papier-monnaie inventé de fraîche date.

La "crise de l’euro" prouve que cela ne s’arrêtera pas à la spoliation politique des citoyens. Sa logique veut qu’elle conduise à son pendant, qui est la spoliation économique. Il faut être là où les coûts économiques surgissent au jour pour comprendre ce que cela signifie. Les habitants de Madrid ou Athènes ne descendent dans la rue que lorsqu’ils n’ont littéralement plus d’autre choix. Ce qui ne manquera pas de se reproduire dans d’autres régions.

Peu importe de quelles métaphores la classe politique se farde, qu’elle baptise sa nouvelle créature MES, bazooka, Grosse Bertha, eurobond, union budgétaire, union bancaire, mutualisation de la dette – les peuples sortiront de leur léthargie politique au plus tard lorsqu’il leur faudra mettre la main à la poche. Ils pressentent que, tôt ou tard, ils devront payer pour les dégâts causés par les sauveurs de l’euro.

Période faste pour les Cassandre

Aucune solution simple ne se profile à l’horizon pour sortir de l’ornière. Toutes les options prudemment évoquées ont jusqu’à présent été retoquées avec succès. L’idée d’une Europe à plusieurs vitesses s’est perdue dans le lointain. Des clauses de sortie suggérées du bout des lèvres n’ont jamais trouvé leur place dans les traités. La politique européenne aura surtout bafoué le principe de subsidiarité, une idée bien trop convaincante pour être prise au sérieux.

Ce terme barbare signifie ni plus ni moins que, de l’échelon communal à l’échelon régional, de l’Etat-nation aux institutions européennes, ce doit toujours être l’instance la plus proche des citoyens qui régit ce qui entre dans son cadre de compétences, et que les échelons supérieurs ne doivent hériter que des compétences réglementaires qui ne peuvent être assurées ailleurs. Cela n’a jamais été qu’un vœu pieux – l’histoire de l’Europe en est la preuve.

L’horizon serait donc bouché. Période faste pour les Cassandre, qui ne prophétisent pas seulement l’effondrement du système bancaire et la banqueroute des Etats criblés de dettes, mais aussi dans le même temps, si possible, la fin du monde ! Mais, comme la plupart des prophètes de malheur, ces devins se frottent les mains sans doute un peu vite. Car les 500 millions d’Européens ne capituleront pas sans avoir opposé de résistance.

Ce continent a déjà fomenté, traversé et surmonté des conflits très différents et autrement plus sanglants que la crise actuelle. Sortir de l’impasse dans laquelle les apôtres de la mise sous tutelle nous ont rencognés aura un coût et ne se fera pas sans litiges et sans coups de rabot douloureux. La panique est dans cette situation la plus mauvaise des conseillères, et ceux qui prédisent à l’Europe un chant du cygne méconnaissent ses forces. Antonio Gramsci nous a laissé cette maxime : "Il faut allier au pessimisme de l’intelligence l’optimisme de la volonté".

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