Le syndrôme yougoslave menace l’UE

Le Nord gagne de l’argent, le Sud le dépense : la zone euro résonne aujourd’hui de griefs entendus il y a vingt-cinq ans dans la défunte Yougoslavie pluriethnique. Et les dirigeants européens seraient bien avisés d’en tenir compte.

Publié le 15 octobre 2012 à 10:38

Nous déjeunons en dix minutes et eux mettent trois heures. Ici, on gagne de l’argent en travaillant, là-bas avec des pots-de-vin. Cela fait des années que l’argent afflue de chez nous vers chez eux. Dans le Nord, on gagne de l’argent, dans le Sud on le dilapide.” Cette litanie ressemble aux discours que tiennent de nos jours les eurosceptiques du Nord de l’Europe. Pourtant, elle est extraite de notes que j’ai prises dans les années 90, alors que je traversais l’ex-Yougoslavie en train. Mon interlocuteur du Nord m’expliquait pourquoi les républiques du Nord voulaient quitter cette “monstrueuse” fédération.

L’ancienne Yougoslavie pluriethnique était à bien des égards une Europe en miniature. Dans le Nord, les salaires étaient trois à quatre fois supérieurs à ceux du sud. Au Sud, le chômage frappait durement. Et comme dans les pays de la zone euro, les habitants de l’ex-Yougoslavie éprouvaient un sentiment d’impuissance vis-à-vis des autorités “coupées de la population” sans se sentir représentés. L’UE est aux prises avec un déficit démocratique ; la République fédérale socialiste de Yougoslavie, l’Etat pluriethnique communiste conçu par Tito (1892-1980), était de fait un Etat à parti unique.

Aujourd’hui, les Européens du Nord maudissent Bruxelles. Hier, les Slovènes et les Croates considéraient Belgrade comme la cause de tous leurs maux. Belgrade dilapide notre argent, Belgrade est un ramassis de bureaucrates incompétents et chicaneurs. Dans l’ex-Yougoslavie aussi, une monnaie, le dinar, était le symbole de ces “autorités coupées de la population”. On entendait souvent dire que l’union avec les autres peuples était un projet idéologique créé sur une table à dessin, une construction artificielle.

Les républiques du Nord ont accepté d’apporter une contribution financière tant que la prospérité gagnait du terrain et que les habitants ne remarquaient pas grand-chose de l’enchevêtrement avec les autres régions. La situation a changé dans les années 80. Tito venait de mourir, l’économie a commencé à décliner et le Nord a été mis à contribution pour préserver le Sud de la faillite. Le slogan qui retentit actuellement dans le Nord de l’Europe, “Plus un centime aux pays mangeurs d’ail” ressemble à s’y méprendre à celui des Slovènes à l’époque : “Plus un sou à la région du bifteck”.

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Apparatchiks et coryphées

La révolte populiste dans un certain nombre de pays de l’UE rappelle celle qui est survenue en Yougoslavie il y a vingt-cinq ans. Des politiciens comme Jean-Marie Le Pen [fondateur du parti d’extrême droit Front national en France] ou Geert Wilders [leader populiste du PVV, Parti de la liberté aux Pays-Bas] et Franjo Tudjman [leader nationaliste, premier président de la République de Croatie indépendante] ou Slobodan Milosevic [leader nationaliste serbe, accusé par le Tribunal de la Haye de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité] ont des points communs. Ils ont tous tenu un discours nationaliste qui reposait, avant leur ascension, sur un tabou. Ils l’ont levé en jouant sur les frustrations vis-à-vis des autorités qui, selon eux, privaient “leur peuple” de son argent et de son pouvoir. Il n’est pas question de tenter de démontrer ici que le PVV ou ses homologues en Europe envisagent des purifications ethniques. Cela étant, Milosevic n’en avait pas l’intention non plus : c’était avant tout un politicien opportuniste qui raisonnait à court terme. Il a une grande part de responsabilité dans l’effondrement de la Yougoslavie mais il ne l’avait pas planifié.

Les coryphées de l’Union européenne présentent souvent de douloureuses similitudes avec les apparatchiks de l’époque de Tito. Comme eux, ils semblent à chaque fois désagréablement surpris par les signaux d’impopularité. Comme eux, ils semblent vivre dans une sorte de cocon dont ils n’ont pas envie de sortir. La présidence du Conseil européen ressemble à la présidence tournante de la Yougoslavie des années 80. Les présidents yougoslaves bénéficiaient, dans les Républiques de la fédération, de la même considération que Herman Van Rompuy chez nous, celle qu’on accorde à une personne venue d’une contrée lointaine. “Nous savons précisément ce que nous avons à faire. Ce que nous ne savons pas, c’est comment nous faire réélire si nous le faisons”, a dit Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe. Ce sont les propos d’un dirigeant qui craint la meute : si nous devons d’abord nous assurer d’un soutien démocratique, nous risquons de prendre du retard et de devoir mettre de l’eau dans notre vin.

Nationalismes à l'épreuve de la démocratie

Mais le recul du soutien démocratique en faveur de l’Europe peut avoir des conséquences plus graves qu’un certain retard sur le calendrier des réformes. S’il est une leçon que l’on peut tirer de l’effondrement de la Yougoslavie, c’est qu’une union monétaire dans une région où persiste une opposition entre le Nord et le Sud est menacée tant qu’on n’y associe pas les populations de manière un tant soit peu démocratique. En des temps de prospérité, elles ne voient pas d’inconvénient à une telle union, qui devient l’origine de leurs problèmes quand le déclin arrive.

La principale différence avec l’ex-Yougoslavie, c’est que l’Union européenne est composée d’Etats démocratiques. Les populistes et les nationalistes sont confrontés à des forces contraires démocratiques. Si la fédération avait bénéficié d’un soutien démocratique, que son système politique avait été plus ouvert et la presse plus libre, elle aurait pu survivre, avance-t-on souvent.

Les élus des Etats européens peuvent susciter ce soutien et faire de l’Union monétaire une création qui appartient aux populations plutôt qu’un système imposé. S’ils renoncent ou qu’ils échouent, les mesures prises contre la crise et ses aléas que les électeurs perçoivent à tort ou à raison comme étant “imposées par Bruxelles”, feront le jeu des forces antieuropéennes. Elles ne déclencheront pas du jour au lendemain l’implosion de l’UE, mais susciteront davantage de mécontentement et d’obstruction, qui ne se dissiperont que si les mérites de l’UE apparaissent clairement et que les dirigeants européens en font étalage.

Contrepoint

UE-Yougoslavie, une comparaison qui ne tient pas la route

La comparaison entre l’UE et la Yougoslavie ne tient pas, estime Guy Geoffroy Chateau, le spécialiste des affaires européennes du Volkskrant. Premièrement, en raison de la composition ethnique très peu homogène de l’UE, alors que la Serbie, principal agresseur dans les guerres des Balkans, pouvait compter sur une forte implantation des Serbes dans les autres républiques fédérées. De plus, le nationalisme avait libre cours en Yougoslavie, contrairement à la situation dans l’UE :

Les courants nationalistes et populistes ont régulièrement fait surface dans des pays de l’UE, comme aux Pays-Bas et en France, mais ils sont souvent été victimes d’une organisation chaotique, de dirigrants médiocres, d’une arrière-garde versatile et d’un manque de crédibilité. Dans l’ex-Yougoslavie, c’était complètement différent. Après la mort de Tito, [le président croate] Franjo Tudjman et [serbe] Slobodan Milosevic avaient réussi à créer un soutien populaire énorme pour leur idéologie nationaliste.

Le nationalisme était comme “un fil rouge dans l’histoire, notamment dans celle de la Serbie et de la Croatie”, note l’auteur, même si “le titisme, avec l’aide de la croissance économique pendant les trois premières décennies après 1945, avait réussi à maîtriser ce type de sentiments.

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