Pas de sacrifices sans espoir !

Si la légitimité de l’Union européenne était intacte, les Européens consentiraient plus facilement aux efforts qui leur sont demandés. Ils pourraient alors espérer voir leurs propres intérêts récompensés.

Publié le 16 novembre 2012 à 15:59

Le président français François Hollande a récemment souligné l’idée essentielle, pourtant souvent occultée, selon laquelle il y aurait des limites au degré de sacrifice qui peut être demandé aux citoyens des pays du sud de l’Europe en difficulté financière. Afin d’éviter de transformer la Grèce, le Portugal et l’Espagne en véritables "maisons de correction" collectives, a-t-il fait valoir, les peuples ont besoin d’espoir, au-delà des perpétuels horizons lointains de réduction des dépenses et de mesures d’austérité. Les notions de psychologie les plus élémentaires appuient le point de vue de Hollande. Renforcement négatif et report répété des retours positifs ne peuvent aboutir à un objectif qu’à condition de la perception d’une lueur au bout du tunnel – la récompense future des sacrifices d’au­jour­d’hui.

Le pessimisme public régnant en Europe du Sud est en grande partie attribuable à l’absence d’une telle récompense. Tandis que la confiance déclinante des consommateurs et le pouvoir d’achat des ménages aggravent la récession, les prévisions de fin de crise sont sans cesse repoussées, et les peuples soumis au fardeau de l’austérité en arrivent à perdre espoir.

Offrandes sanglantes

Tout au long de l’histoire, le concept de sacrifice a mêlé théologie et économie. Dans le monde antique, les peuples procédaient à des offrandes souvent sanglantes auprès des divinités, dont ils pensaient qu’elles les récompenseraient au travers, par exemple, de bonnes récoltes ou d’une protection contre le malheur. Le christianisme, et sa croyance selon laquelle Dieu (ou le fils de Dieu) se serait sacrifié afin d’expier les péchés de l’humanité, a inversé l’économie traditionnelle du sacrifice. Ici, la souffrance divine constitue une illustration de l’humilité désintéressée avec laquelle les mésaventures terrestres devraient être endurées.

Malgré la sécularisation, la croyance selon laquelle récompenses ou accomplissements exigeraient un sacrifice est devenue partie intégrante de la conscience culturelle européenne. Le concept de "contrat social" – apparu au siècle des Lumières afin d’appréhender, sans recours au droit divin, la légitimité de l’autorité de l’Etat sur ses citoyens – repose sur le postulat selon lequel les individus renonceraient à un certain degré de liberté personnelle dans le but de garantir paix et prospérité pour tous.

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Ainsi, les dirigeants politiques ont souvent demandé aux citoyens de sacrifier libertés personnelles et confort au nom d’entités spirituelles sécularisées, telles que la nation ou l’Etat – requête à laquelle les citoyens ont très largement accédé. Dans son premier discours à la Chambre des communes en tant que premier ministre du Royaume-Uni, Winston Churchill avait inspiré l’espoir d’un pays assiégé au travers de sa déclaration célèbre affirmant que lui – et donc l’Angleterre – n’avait "rien à offrir, que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur".

Des sacrifices dénués de sens

Eu égard à une telle abondance de précédents, il peut sembler surprenant que la rhétorique du sacrifice utilisée sous la bannière de l’austérité se soit avérée aussi inefficace dans le cadre de la crise européenne actuelle. Certains observateurs déplorent le déclin de l’engagement des peuples dans tout ce qui transcende l’individu, notamment dans le système politique.

Mais la réticence face à l’austérité en Europe du Sud ne puise nullement ses racines dans une hostilité généralisée à l’égard des sacrifices. Le point de vue des Européens consiste plutôt à considérer que les sacrifices réclamés par leurs dirigeants ne servent pas leurs intérêts. Churchill avait offert aux Britanniques une perspective à laquelle s’accrocher : la victoire. A défaut d’une fin claire et précise, susceptible de le justifier, le sacrifice perd tout son sens.

La légitimité de l’Union européenne était censée reposer sur la prospérité. Au terme de la période de croissance économique rapide de la Communauté, les dirigeants européens en sont venus à se baser davantage sur la menace d’un mal plus grand que l’austérité: une aggravation de la déstabilisation des pays débiteurs, qui conduirait au défaut, à une expulsion de la zone euro, ainsi qu’à un effondrement économique, social et politique.

Cependant, le discours de la peur voit aujourd’hui sa portée décliner, dans la mesure où le New Deal prenant forme en Europe du Sud présente davantage de répression et une moindre protection, violant ainsi les principes fondamentaux du contrat social. En effet, tandis que les citoyens européens sont appelés à faire des sacrifices quant à leur niveau de vie – voire à leurs moyens de subsistance – pour le bien de l’"économie nationale", les multinationales sont en plein essor.

Injustice exacerbée

Les conditions imposées par la troïka – Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international – conduisent à reporter indéfiniment la satisfaction des besoins de ceux auxquels il est demandé de faire des sacrifices, de même qu’à retarder la réparation de ­filets de sécurité sociale en lambeaux. Pourtant, les gouvernements nationaux continuent ­d’appliquer des politiques qui exacerbent l’injustice. Par exemple, le budget 2013 du Portugal réduit de huit à cinq le nombre de tranches d’imposition – une démarche vouée à dévaster la classe moyenne.

Le sacrifice impliquait autrefois un renoncement au corps – à ses plaisirs, à ses besoins fondamentaux, et même à sa vitalité – pour le bien de l’esprit. Tandis que persiste le discours du sacrifice, la logique l’ayant sous-tendu pendant des millénaires a aujour­d’hui été abandonnée. Il est crucial que les dirigeants européens nourrissent leurs citoyens d’une espérance renouvelée. Il en va de la légitimité d’une Europe "post-nationale", reposant sur une obligation de la part de l’UE, inscrite dans le Traité de Lisbonne, de promouvoir "le bien-être de sa population".

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