Les élites refusent de voir la réalité en face

Accusée de se voiler la face depuis le début de la crise, la France vient d’être dégradée par Moody’s et devient ainsi le nouveau malade préoccupant l’Europe. Mais les élites politiques parisiennes persistent à fermer les yeux, affirme un écrivain berlinois dans les colonnes du quotidien conservateur die Welt.

Publié le 20 novembre 2012 à 16:16

Etrange : voilà des lustres qu’économistes et sociologues se relaient au chevet des pays en crise du Sud de l’Europe pour nous communiquer ensuite leurs mauvaises nouvelles, toutes plus inquiétantes les unes que les autres. Et, pendant tout ce temps, on continue de nous rebattre les oreilles du discours sur la "Kerneuropa" [le noyau dur de l’Europe], qui fonctionne toujours grâce à un "moteur franco-allemand" interdit de "ratés".

En attendant, au vu de la compétitivité constamment en berne et de la dette publique astronomique de la France (qui se monte désormais à 90% de son PIB), une question se pose : avons-nous ici affaire à un aveuglement naïf généralisé – ou à ce qui est peut-être la dernière victoire à la Pyrrhus d’un art bien français qui consiste à créer des écrans de fumée ?

Comment se fait-il que personne n’y ait regardé de plus près ? Louis Gallois, ancien président d’EADS, en a involontairement donné voilà deux semaines une explication indirecte, en délivrant un jugement impitoyable sur l’économie française et en appelant à des réformes draconiennes. Un "choc de confiance" est de mise, a poétisé l’homme qui fit jadis carrière à la faveur de lucratifs contrats publics. Ses trémolos sur la crise sonnaient une fois de plus comme un mélange de bolchévisme et d’élégance toc, ce qui est exactement le rayon d’Arnaud Montebourg, pourfendeur déclaré de la mondialisation et "ministre du Redressement productif" de son état.

Microcosme parisien

"Le style, c’est l’homme", écrivit un jour Madame de Staël. La société française donne l’impression d’être resté bloquée en mode "babillage". Le couple de Nicolas Sarkozy intéressait davantage, pendant les cinq années de son mandat, que son mépris sans fard à l’endroit de la répartition démocratique des pouvoirs, ou que le détournement scandaleux des services secrets pour surveiller les derniers journalistes critiques du pays (en France, les médias Web et papier sont subventionnés à coups de millions – d’où certains tabous prévisibles).

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Mais un article, fût-il réalisé par des membres du microcosme parisien, doit respecter des frontières clairement tracées. S’il en avait été autrement, on aurait peut-être pu faire remarquer que, malgré le chômage de masse, Monsieur Montebourg* était avant toute chose soucieux d’installer sa ravissante épouse dans le fauteuil de directrice des Inrocks, le légendaire magazine musical. En outre, on aurait pu rappeler à Laurent Fabius, l’actuel ministre des Affaires étrangères, son passé de Premier ministre de François Mitterrand : à l’époque, trois mille Français se sont vu injecter du sang contaminé en toute connaissance de cause dans les centres de transfusion sanguine ; si Laurent Fabius et ses ministres ont été blanchis par la suite par une justice qui n’était indépendante qu’en partie, de très nombreuses victimes sont mortes depuis.

Nul besoin d’être un anglo-saxon* honnissant l’Etat (l’insulte est plus grave dans la France d’aujourd’hui que l’épithète "boche" autrefois réservée aux Allemands) pour voir le potentiel explosif de ce refoulement conjugué du présent et du passé et pour voir dans la persistance de dirigeants aussi élitistes qu’incompétents un facteur déterminant de la crise.

Les vraies options ne sont pas légion. Il n’y a en France ni social-démocratie, ni démocratie chrétienne, si bien que la gauche et la droite sont unies surtout par leur goût de l’étatisme, par leur minimisation des initiatives privées de la classe moyenne et par un protectionnisme prôné de tous bords, qui s’appuie sans vergogne sur le discours anticapitaliste de "l’égalité toujours*". Pendant ce temps, les exportations françaises reculent, le chômage explose, l’antisémitisme des musulmans fait des ravages en banlieue, la sécurité sociale est au bord du gouffre et l’Etat est menacé de faillite.

Une place en béton dans l'administration

Où se cachent les essayistes français censés régler leurs comptes avec la dérive quasi-communiste de leur pays ? Où sont les politologues censés nous renvoyer à la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu, et examiner en profondeur les tissus de relations nouées entre les institutions ?

Il faut que ce soit précisément le pays qui a connu l’année 1968 la plus troublée qui soit, de toutes les sociétés d’Europe occidentales, restée la plus autoritaire. Encore aujourd’hui, l’immense majorité des jeunes disent vouloir devenir "fonctionnaires*", une place en béton dans un appareil administratif qu’ils haïssent autant qu’ils chérissent ! Pendant ce temps, les cinémas continuent de donner des comédies sentimentales tout à fait dans l’esprit du grand succès que fut Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain : le retour rêvé à l’hortus conclusus, au paradis gaulois où le beaujolais est toujours fameux et où la baguette* elle-même est subventionnée…

* en français dans le texte

Vu de Paris

Perdre le triple AAA est une bonne nouvelle !

Dans la nuit du 19 au 20 novembre, l’agence de notation Moody’s a dégradé la note donnée aux obligations qu’émet le Trésor français pour se financer sur les marchés : la France a perdu son triple A et est désormais notée Aa1. “Est-ce vraiment une mauvaise nouvelle ?”, s’interroge l’éditorialiste des Echos. “Au risque de surprendre et de paraître paradoxal et cynique, j’ai envie de dire que c’est aussi une bonne nouvelle” :

Ce qui est important est que la décision de Moody’s va obliger la France à bouger, à s’adapter. Est pointée par Moody’s la perte de compétitivité de notre économie, les rigidités du marché du travail et des biens et services, la situation budgétaire et la difficulté que nous aurions à résister à de nouveaux chocs dans la zone euro parce que nos échanges ne sont pas assez avec les pays émergents. [...] Au-delà, c’est l’incapacité à tenir nos promesses dans la durée (30 ans de chômage et de déficits publics) qui est pointée.

Le gouvernement pensait avoir du temps, il n’en a plus. Il ne voulait pas de choc, il a un électrochoc. [...] Depuis dix jours, il marchait sur un petit nuage. Bon accueil du rapport Gallois[sur la compétitivité de l’industrie française] et des mesures qui ont suivi, bon chiffre de la croissance au 3ème trimestre. [...] Bon, c’est fini !

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