Les supermarchés ou la folie du rabais

L'affaire des lasagnes à la viande de cheval est la preuve spectaculaire qu'une limite a été atteinte dans la guerre des prix. Certes, la traçabilité du produit aura un coût. Mais qui devrait se révéler bien moindre que ce que devront payer les supermarchés pour redorer leur réputation entâchée.

Publié le 14 février 2013 à 16:28

La dernière fois qu’on a eu des doutes aussi sérieux sur la composition de produits carnés, c’était du temps du [célèbre tueur en série] Sweeney Todd. Cette fois, les produits en question ne sont pas les clients du barbier de Fleet Street mais des chevaux roumains.

La viande de cheval étant plus maigre que la viande de bœuf bas de gamme et contenant plus d’acides gras oméga-3, ce pourrait être un des rares cas de fraude alimentaire qui aura rendu l’aliment concerné plus sain. Toujours est-il que ce n’est pas à l’honneur de la longue chaîne d’approvisionnement auprès de laquelle les supermarchés et les restaurants se fournissent en aliments transformés. Si elles n’ont pas été capables de trouver le cheval, comment savoir s’il n’y a pas eu autre chose ?

Sur le marché du haut de gamme, où les bouchers bio soignent la traçabilité du produit et où vous connaissez quasiment le nom de l’animal que vous mangez, il serait inimaginable de faire passer du cheval pour de la vache. Mais à l’autre extrémité du marché, des ingrédients bizarres atterrissent dans les aliments, résultats de la flambée des prix et de la croissance de la demande de viande en Chine et dans les économies émergentes. Cela ne peut pas continuer ainsi.
L’industrie automobile américaine avait pris l’habitude de traiter ses fournisseurs de la même manière – en les pressurant tellement que la qualité s’en est ressentie et que les constructeurs ont fini par mettre la clé sous la porte. Aussi difficile cela soit-il de tisser des liens avec ses fournisseurs dans un monde où le consommateur exige des prix bas, l’industrie agroalimentaire n’a pas choisi la bonne solution.

Ecraser les prix

A certains égards, la concentration de la production et de la distribution qui a eu lieu ces dernières années et qui a vu le remplacement des commerces de proximité par des supermarchés approvisionnés par des sociétés de l’agroalimentaire a fait les affaires du consommateur moyen. Elle a permis d’améliorer la qualité des produits d’entrée de gamme – il ne vaut mieux pas trop savoir ce qu’il y avait dans les saucisses vendues en Grande-Bretagne dans les années 1970 – et de plafonner les prix.
Pendant vingt ans, jusqu’en 2007, le prix des produits alimentaires vendus en magasin a baissé en termes réels. Outre le fait que les cours des matières premières étaient bas, les supermarchés ont écrasé les prix en faisant leurs achats auprès de réseaux de fournisseurs – agriculteurs, sociétés agroalimentaires et négociants – qui étaient mis en concurrence pour chaque commande.

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La donne a changé en 2007-2008 avec la première d’une série de hausses des prix des matières premières. L’utilisation aux Etats-Unis de produits agricoles pour la fabrication de carburant a fait monter le prix du blé, de l’huile de palme et de l’huile de pépins de raisin, tandis que les marchés subissaient la pression de la demande croissante de viande dans les économies émergentes. En Chine, la consommation de produits carnés par habitant a été multipliée par quatre depuis 1960.
L’industrie s’est retrouvée avec une chaîne d’approvisionnement internationale, longue, complexe, et soumise à des pressions extrêmes. C’est là que les chevaux entrent en scène. En l’occurrence, la viande de cheval roumaine semble avoir atterri dans des lasagnes au bœuf par le biais d’un négociant chypriote et d’un distributeur français.

Préserver les marges

Les supermarchés horrifiés ont levé les bras au ciel tout en soutenant qu’ils n’avaient aucune idée de la façon dont cela avait pu se produire. Ils fermaient pourtant délibérément les yeux sur le fonctionnement de leurs chaînes d’approvisionnement – et s’ils n’ont pas vu que c’était du cheval, c’est parce qu’ils ne savaient pas grand-chose du bœuf non plus. Ils en laissent le soin aux fournisseurs de premier rang, lesquels en laissent le soin aux fournisseurs de second rang, et ainsi de suite.
"Les distributeurs ne reçoivent pas beaucoup d’informations, et les relations sont purement transactionnelles", note Sion Roberts, associé principal du cabinet European Food and Farming Partnerships. "L’un des fournisseurs peut avoir de graves difficultés financières sans même que le distributeur soit au courant".
Ils n’ont pas non plus voulu savoir, puisque les supermarchés – ainsi que les sociétés qui produisent les semences et les engrais – ont été les seuls à préserver leurs marges ces dernières années. Les difficultés ont touché le milieu de la chaîne, à savoir les sociétés agroalimentaires et les agriculteurs.

"L’agriculteur est un preneur de prix qui n’a qu’un pouvoir limité sur le marché", analyse Justin Sherrad, responsable de la stratégie internationale de la banque Rabobank. Le spécialiste estime que les fournisseurs de produits alimentaires doivent tisser des liens plus étroits. "Il y a une limite à ce que vous pouvez obtenir en pressurant constamment les fournisseurs".

Jouer des coudes

Le remplacement du bœuf par du cheval dans des lasagnes prouve de manière spectaculaire que la ligne jaune a été franchie. Bien que quelques personnes semblent s’inquiéter – à tort – d’avoir ingurgité du cheval, des juifs ou des musulmans pratiquants auraient tous les droits de s’offusquer si du porc étaient mélangé avec du bœuf.
L’achat au comptant de produits agricoles – généralement par le biais d’appels d’offres virtuels sur des plateformes électroniques – est une manière très efficace de réduire les coûts. Mais cela n’améliore en rien ni la qualité ni les rendements, et les fournisseurs comme les agriculteurs ont du mal à réaliser des investissements à long terme. Ils sont constamment soumis à la volatilité des prix tout en devant jouer des coudes pour obtenir des commandes.

L’industrie automobile américaine s’est laissé prendre à ce piège avant la crise de 2008 et la faillite de Chrysler et de General Motors. Les constructeurs, qui ont alors poussé les fournisseurs à baisser toujours plus leurs prix afin de pouvoir réduire leurs propres coûts, se sont retrouvés à vendre des voitures de piètre qualité à bas prix.
A l’inverse, des constructeurs japonais comme Toyota et Honda entretenaient avec leurs fournisseurs des relations de long terme fondées sur la coopération et mettaient l’accent sur l’innovation et la qualité plutôt que sur des prix défiant toute concurrence. Les entreprises américaines ont finalement été contraintes de suivre leur exemple.
Il est difficile de passer du cercle vicieux de la réduction de coût et de la baisse de la qualité au cercle vertueux de la coopération et de l’innovation, surtout quand les liquidités se font rares. Certains consommateurs seront prêts à payer pour la traçabilité ou s’approvisionneront directement dans des exploitations sélectionnées ; pour la plupart des gens, c’est un luxe.

Mais le changement est possible, même pour le marché grand public. L’image de McDonald’s a été ternie par les révélations sur la transformation de la viande dans Fast Food Nation d’Eric Schlosser, en 2003. Toute la viande de bœuf servie dans les restaurants McDonald’s du Royaume-Uni provient désormais directement de 17 500 exploitations d’Irlande et de Grande-Bretagne avec lesquelles le groupe a signé des contrats à long terme. Beaucoup d’autres entreprises du secteur alimentaire prennent des dispositions du même ordre.

Au vu des risques en termes d’image auxquels s’exposent à l’évidence les supermarchés et les chaînes de restaurants en s’en remettant au hasard – ou à tout fournisseur disposé à leur fournir un bon gros morceau de viande d’origine indéterminée – cela semble être un bon investissement.

Opinion

Les lasagnes au cheval, c’est comme les subprimes

Qu’ont en commun la crise des subprimes et l’affaire de la viande de cheval ? “Toutes les deux sont une conséquence malheureuse mais logique de la mondialisation” et du manque de réglementation à l’échelle internationale. NRC Handelsblad constate que dans les deux secteurs, l’autorégulation a échoué et mené à des “excès”:

Sur les 55 000 règlements agricoles de l’UE, 30 000 concernent la sécurité alimentaire [...] mais ils sont difficiles à imposer. Les politiques souhaitent que les agriculteurs, les fabricants et les distributeurs fassent eux-mêmes en sorte que tout soit en ordre parce qu’ils peuvent à tout moment recevoir une visite d’une inspection. C’est donc dans leur propre intérêt. Cette autorégulation est aussi de mise dans le secteur bancaire. Les responsables politiques à l’origine de la dérégulation et de l’internationalisation de la finance dans les années 1980 et 1990 voulaient aussi que le secteur s’autorégule. Quand ils se sont rendus compte que cette situation menait à des excès, il était trop tard [...] le système n’a pas été bien pensé, les risques ont été sous-évalués.

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