Un avenir à réinventer

En Amérique et en Europe, la crise économique ressemble de plus en plus à une crise existentielle. Or les solutions pour bâtir un autre avenir existent, remarque le sociologue français Alain Touraine, mais les politiques ne savent pas s’en saisir.

Publié le 4 octobre 2010 à 08:15

Les trois crises. Cette formule semble une construction artificielle ; elle ne l’est pas. Derrière la crise financière a éclaté une crise monétaire et économique qui se révèle être une crise politique. Et nos pays européens se montrent incapables de penser et d’organiser leur avenir, ce qui constitue une troisième crise.

La première crise, la plus visible, fut la crise financière qui culmina en septembre 2008 avec la chute de la banque Lehman Brothers à New York. Cette crise a gravement touché les Etats-Unis et la Grande-Bretagne mais aussi l’Europe continentale. En revanche, très vite, les autres parties du monde se sont redressées et ont même atteint des niveaux de croissance élevés.

Certains croyaient cette crise terminée et la reprise assurée quand a éclaté au début de 2010 une crise, surtout européenne, budgétaire et économique. Elle a commencé par un coup de tonnerre : la Grèce était au bord de la faillite. Nous avons découvert la gravité de nos maladies : l’énormité des déficits budgétaires, l’accroissement rapide de la dette publique, l’incapacité de presque tous à faire baisser les chiffres élevés du chômage.

Cette crise est avant tout politique. Elle manifeste l’impuissance des pays européens à gérer leur économie, à diminuer les dépenses publiques, à améliorer les rentrées fiscales, et surtout à faire repartir la croissance sans laquelle il n’y a pas de redressement budgétaire possible.

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Le modèle occidental conquérant et écrasant

La troisième crise qui frappe l’Occident est son absence de projet de civilisation, ce qui se comprend moins immédiatement. L’Occident européen a concentré pendant des siècles toutes ses ressources dans les mains d’une élite dirigeante, celle des monarchies absolues puis celle du grand capitalisme.

Elle a ainsi pu conquérir en peu de siècles une grande partie du monde. Mais ce modèle conquérant reposait sur deux situations dangereuses. La première était que l’ensemble de la société était soumise brutalement à la puissance des dirigeants. Des sujets du roi aux salariés de l’industrie et des colonisés aux femmes et aux enfants, toutes les catégories de la population ont été soumises à des formes de domination extrêmes. Le modèle occidental fut à la fois et indissolublement un modèle conquérant et un modèle écrasant.

Son autre faiblesse est qu’il a servi la formation d’Etats nationaux qui se sont fait la guerre pendant des siècles, jusqu’à ce que l’Europe au XXe siècle se mette à mort elle-même dans deux guerres mondiales et une vague de régimes totalitaires. Les luttes entre Etats nationaux européens n’ont cessé qu’avec l’hégémonie américaine et la création d’une Union européenne qui reposait sur l’affaiblissement des Etats. Le système social européen s’est affaibli plus lentement.

Une Europe sans projet d'avenir

Les peuples ont renversé les rois, les salariés ont conquis des droits sociaux, les colonies se sont libérées, les femmes ont obtenu des droits même si elles n’ont pas mis fin à l’inégalité qui les frappe. Mais après la "Belle époque", c’est-à-dire les années de démocratie sociale de la seconde moitié du XXe siècle, l’Europe, libérée de ses plus grandes souffrances et de ses plus grandes folies, se trouve sans modèle de développement, sans projet d’avenir.

C’est d’Europe que se sont fait entendre les plus grandes voix des derniers siècles ; mais aujourd’hui l’Europe est silencieuse, vide, avant tout parce qu’elle n’a pas été capable jusqu’ici de remplacer son ancien modèle de modernisation par un autre. Ce n’est pourtant pas impossible et nous connaissons déjà les grands thèmes qui doivent être prioritaires pour le siècle qui vient : les écologistes nous ont convaincus qu’il fallait combiner les droits de l’économie avec ceux de la nature ; des mouvements culturels nous ont appris qu’il ne fallait pas seulement conquérir le gouvernement de la majorité mais aussi respecter les droits des minorités.

Les femmes, de manière plus privée que publique, ont commencé à construire une société dont l’objectif principal est de réconcilier les extrêmes opposés, de donner la priorité à l’intégration intérieure sur la conquête extérieure. Mais ces grands projets, qui doivent impérieusement se transformer en politiques, restent plus forts dans l’opinion publique que dans les gouvernements.

L'impuissance politique et intellectuelle : la cause principale de la crise

Mais s’il est possible d’inventer un avenir, nous n’avons plus les instruments politiques et surtout intellectuels qui sont nécessaires pour s’arracher à des crises dont nous n’avons essayé jusqu’ici que d’atténuer les conséquences les plus négatives. Le capital financier est le seul secteur de la vie économique qui se soit vite et fortement redressé. Du même coup l’inégalité sociale augmente à nouveau, alors que l’économie de production se sent entraînée hors d’Europe et que le débat politique ne s’est reformé dans aucun pays. Nous ne pouvons plus dire que notre impuissance politique, et même intellectuelle, est la conséquence de la crise ; elle en est la cause principale. Ce qui nous indique clairement où sont nos priorités.

Il n’y aura pas de sortie des crises économiques sans sortie des crises politique et culturelle. De là l’urgence d’un rétablissement politique et plus encore d’une renaissance intellectuelle et culturelle. La Belgique et les Pays-Bas sont dévastés par le populisme chauvin et la xénophobie. La vie politique en Italie et en France est en ruines et doit être complètement reconstruite. Etant donné le rôle dominant des Etats-Unis nous avons tous besoin d’une victoire d’Obama sur un parti républicain entraîné par son aile la plus réactionnaire et la plus inintelligente.

C’est des meilleurs économistes que nous avons appris l’importance prioritaire des solutions sociales et politiques pour surmonter les crises économiques, mais les politiques semblent loin de les avoir entendus. Nous ne pouvons plus avancer à petits pas, car nous ne savons même plus si nous les faisons en avant ou en arrière ; nous avons besoin, et de manière urgente, d’imaginer, de penser et de construire notre avenir, en écartant les brumes et les silences qui nous empêchent de découvrir les instruments politiques indispensables à la construction d’un tel avenir.

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