Quelqu’un veut-il d’une Europe fédérale ?

En pleine crise de confiance, l'Europe est divisée en deux camps avec d'un côté ceux qui souhaitent relancer le projet fédéral et, de l'autre, ceux qui plaident pour une forme- de style britannique- moins contraignante d'adhésion. Et il est bien difficile de dire laquelle de ces deux visions est la bonne.

Publié le 12 octobre 2010 à 15:17

Ecoutez un instant les opinions (quelque peu simplifiées et paraphrasées) d’un vétéran de l’Europe. "L’Union européenne est morte, vive l’Europe. Il n’y aura jamais d’autre traité européen. L’accord de « réforme » signé à Lisbonne il y a trois ans a marqué l’apogée du vieux rêve fédéral". Ceci (poursuit-il) n’est pas un échec mais une chance. "Si nous parvenons à enterrer le mythe fédéral, nous pourrons créer un projet européen plus léger et plus efficace, mené en bonne partie par des Etats nations et non par Bruxelles. Nous pouvons créer un pouvoir européen beaucoup plus fort et plus concret, une "Europe puissance" pour préserver le mode de vie européen contre les sombres assauts du XXIe siècle".

Qui parle ? L’expression "Europe puissance" est un indice. Ce vétéran de l’Europe n’est pas un Anglais même si ses idées ressemblent fort à celles défendues par les gouvernements britanniques successifs depuis plus d’un demi siècle. Ce vétéran de l’Europe est Hubert Védrine, 63 ans, ministre français des Affaires étrangères entre 1997 et 2002 et secrétaire général du très européen président Mitterrand entre 1991 et 1995. Védrine n’exprime pas seulement ses opinions personnelles mais ce qu’il considère comme une nouvelle réalité politique européenne. Et un nouveau réalisme.

Rares sont ceux qui réclament plus de pouvoir pour Bruxelles

A vrai dire, ce n’est pas tout à fait nouveau. Les gouvernements du continent s’éloignent des objectifs fédéraux depuis plus de dix ans, sans jamais parvenir à la moindre conclusion réaliste sur l’avenir de "l’Europe". Mais réfléchissons un peu. Les représailles de Sarkozy contre Bruxelles après les critiques de sa politique contre les Roms ne sont rien d’autre que Sarkozy faisant du Sarkozy. La volonté du président français – ou sa détermination – à s’en prendre à la Commission européenne reflète toutefois une méfiance nouvelle de la France vis-à-vis de l’Europe, aussi bien parmi les citoyens ordinaires que dans les élites au pouvoir.

La chancelière allemande, Angela Merkel, n’a pas grandi à l’intérieur des frontières du marché commun, de celles de la communauté économique européenne ou de l’Union européenne mais en République démocratique allemande. Elle a une vision pragmatique de l’Europe. Contrairement au chancelier Kohl, elle n’aurait jamais abandonné le deutsche mark pour l’euro pour affirmer une position – essentiellement – politique (et faire plaisir aux Français).

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Gouvernée par l’inepte Berlusconi, l’Italie autrefois pro-fédérale n’a plus de vision cohérente de l’Europe. Les anciens euro-fédéralistes néerlandais ont redécouvert le sentiment nationaliste et viré vers la droite populiste. La Belgique reste favorable à l’idée d’une Europe fédérale mais la Belgique n’existe pratiquement plus. Quant au Luxembourg, c’est un peu court, ainsi que l’a rudement fait remarquer Nicolas Sarkozy.

Les habitants de la péninsule ibérique n’ont guère participé au débat. Les nouveaux arrivants de l’Est ont rejoint l’Europe "parce qu’elle était là" mais son grand rôle de référence pour leur fragile transition vers la démocratie et la prospérité est souvent oublié (surtout en Europe de l’Est). Quoi qu’il en soit, rares sont ceux dans les anciennes républiques soviétiques qui réclament une Europe plus fédérale ou plus de pouvoir pour Bruxelles.

Cameron n'a pas peur du trio Merkel-Sarkozy-Berlusconi

Et le Royaume-Uni dans tout ça ? Le projet du parti conservateur lors des dernières élections parlait de réduire l’Union européenne à une "association d’Etats membres", autrement dit un club intergouvernemental sans règle ni traité juridiquement contraignant. L’accord de coalition signé avec les libéraux démocrates ne disait d’ailleurs rien sur le sujet.

Même les nouveaux eurosceptiques français et allemands, dont Hubert Védrine, parlent désormais d’approches intergouvernementales plus souples en matière de politique européenne (notamment la défense, les affaires étrangères, l’industrie et les projets de recherche conjoints). Ils ne parlent pas (encore) de démanteler les traités fondamentaux sur lesquels reposent le marché européen, l’euro, le budget européen ou la politique agricole commune.

Il n’empêche que David Cameron ne semble pas avoir grand-chose à redouter d’une Europe menée par le trio Merkel-Sarkozy-Berlusconi. Et, vu leur humeur actuelle, les Européens n’ont pas grand-chose à craindre de David Cameron non plus. En réalité, si Hubert Védrine ne se trompe pas, Cameron pourrait même avoir une chance de prendre la relève de l’Europe pour l’amener vers une solution pragmatique avec un modèle intergouvenemental, coopératif et respectueux de la souveraineté nationale tel que le Royaume-Uni le défend depuis le début.

Un groupe pour combattre l'hérésie intergouvernementale

Mais Védrine a-t-il raison ? La plupart des choses qui fonctionnent (si bien que nous n’y prêtons généralement pas attention) en Europe reposent sur des traités supranationaux - le marché unique, qui attire les investisseurs étrangers sur le marché industriel européen, ou l’ouverture à la concurrence, qui nous offre des vols bon marché sur tout le continent - et la plupart des choses qui ne marchent pas en Europe – la politique étrangère européenne, avant comme après Catherine Asthon – reposent sur des accords intergouvernementaux et non contraignants.

Le mois dernier s’est formé en toute discrétion un nouveau groupe, à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement européen pour combattre l’hérésie "intergouvernementale" et défendre la vieille religion européenne fédéraliste. Le groupe s’est baptisé Altiero Spinelli, en référence au théoricien politique italien considéré comme l’un des pères fondateurs du modèle supranational de la CEE/CE/UE.

Parmi ses membres figurent l’ancien président de la Commission, Jacques Delors, l’étudiant franco-allemand rebelle reconverti en figure du parti écologiste, Daniel Cohn-Bendit, et l’ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt. Dans leur manifeste, ils déclarent : "En ces temps d’interdépendance et de mondialisation, s’accrocher ainsi aux ombres de la souveraineté nationale n’est pas seulement renier l’esprit communautaire ; c’est surtout se condamner à l’impuissance politique".

L'argumentaire de Védrine, "c'est n'importe quoi"

J’ai téléphoné à Daniel Cohn-Bendit pour lui demander ce qu’il pensait de l’argumentaire de Védrine. "C’est n’importe quoi, a-t-il répondu. Absolument n’importe quoi. Si vous regardez les échecs de l’Europe aujourd’hui – la réglementation financière par exemple, ou bien sur le réchauffement climatique -, vous voyez qu’ils sont justement liés à l’incapacité des gouvernements (réunis lors du conseil des ministres) à s’entendre sur quoi que ce soit d’important". Cohn-Bendit reconnaît toutefois qu’il s’est opéré un changement d’humeur radical dans les capitales européennes.

Tout en dénigrant Védrine, il admet l’un de ses principaux arguments : l’Europe traverse une crise de confiance. Les pères fondateurs de l’UE (née CEE) pensaient que le fait européen imposé d’en haut finirait par générer une forme d’identité politique européenne. A terme, il serait possible (dans une "union toujours plus étroite") de créer une vaste démocratie européenne avec une sorte de grand gouvernement européen.

Un discours déprimant mais juste

A présent, il semble que le dispositif mis en place dans les années 50 ne fonctionne plus. Pour donner plus de pouvoir à l’Europe, il faudrait plus de démocratie directe. Or les administrations et les responsables politiques nationaux n’accepteront jamais de céder plus de cette démocratie directe dont ils tirent pouvoir et légitimité. Sans légitimité, l’Europe restera un pouvoir lointain et mal-aimé. Et tant qu’elle restera lointaine et mal-aimée, il y a peu de chance que les citoyens réclament plus de démocratie directe pour l’Europe.

Les gouvernements membres ont profité de ce nœud gordien pendant des années (y compris pendant les prétendues Grandes années de l’Europe en marche). Avec 27 pays membres (et plus à l’avenir) et une perte d’enthousiasme communautaire en Allemagne, en France et en Italie, l’Europe fédérale n’est pas près de crever le plafond.

Le discours de Védrine est peut-être déprimant mais il est juste. L’union toujours plus étroite promise par le traité de Rome de 1957 a concrètement de fortes chances de ne jamais être une union étroite. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait abolir les institutions européennes ou les laisser s’effondrer. Nous serions seulement confrontés aux mêmes problèmes pan-européens – commerce, immigration, environnement – sans aucun cadre de discussion ou de décision.

Dans toute l'Europe, le visage hideux du nationalisme réapparaît

Védrine parle de réhabiliter "la nation" sans revivifier les forces destructives du "nationalisme". Pourtant dans toute l’Europe – de l’Italie à la Belgique en passant par la Hongrie et même l’imperturbable Suède ainsi que la France de Sarkozy – le visage hideux du "nationalisme" commence déjà à réapparaître. Est-il vraiment judicieux de laisser les institutions européennes s’effondrer à un moment pareil ?

Védrine ne dit pas comment remplacer l’actuel modèle – inachevé – d’Europe supranationale par sa vision de la "Meilleure des Europes". Quoi qu’en disent les Britanniques, le marché européen ne survivrait pas un jour sans les lois et les institutions européennes. Védrine ne répond pas non plus à l’argument imparable de Cohn-Bendit : les accords intergouvernementaux sont de facto fragiles et temporaires parce que les gouvernements sont fragiles et temporaires. Comment Védrine pourrait-il mener ses nouvelles politiques en matière de défense, d’affaires étrangères, d’industrie et de recherche sans tomber dans le piège des coups de poker politiques, aussi instables que les gouvernements ?

L’Europe pourrait bien suivre une évolution proche de ce que Védrine décrit dans les dix prochaines années. Ce changement pourrait survenir sous la forme d’un salmigondis incohérent, ou bien suivre une direction cohérente, désirée, transparente et démocratique : l’acceptation formelle que les Etats-Unis d’Europe sont un rêve impossible, et peut-être destructeur, mais que les institutions supranationales au cœur des processus de décision européens sont plus que jamais nécessaires.

Cela demanderait la conclusion d’un nouveau traité européen. Et pourtant Védrine affirme qu’il n’y a pas de place pour un nouveau traité européen…Y a-t-il un homme ou une femme d’Etat dans la salle ?

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