Les grandes puissances dans l’impasse

Pour résoudre le conflit syrien, Européens, Russes et Américains rejouent les rapports de force policés des grandes conférences de paix du passé. Mais cette fois-ci, la situation locale échappe à leur contrôle.

Publié le 7 juin 2013 à 11:15

Certaines crises peuvent constituer de véritables manuels pour ceux qui étudient la diplomatie et les relations internationales. La Syrie en est une illustration. Notamment en ce moment, alors qu’on ne parle que de la prochaine conférence mondiale, plutôt typique de la diplomatie classique du XIXème, et du début du XXème siècle, que de la période actuelle.

Selon l’adage bien connu “si tu veux la paix, prépare la guerre”. On fourbit des armes partout, à la veille d’une hypothétique “table ronde” censée réunir toutes les parties et décider de la suite.   

L’Union européenne a décidé de ne pas prolonger l’embargo sur les livraisons d’armes à la Syrie (c’est-à-dire aux insurgés). Bien que la Grande-Bretagne et la France soient les seules à avoir activement œuvré à sa levée, tandis que les autres pays de l’Union exprimaient, à des degrés divers, leurs doutes quant à l’utilité d’un engagement réel dans la guerre civile. Londres et Paris sont parvenus à leurs fins. Mais au prix d’une énième démonstration de l’inexistence d’une Union européenne unie sur la scène internationale.

La guerre jusqu’à la victoire

L’incapacité à se mettre d’accord en raison d’intérêts de niveaux différents est évidente. Il ne s’agit pas là de calculs stratégiques, mais de la bonne volonté à s’intéresser à un problème. Comme autrefois, la Grande Bretagne et la France jouent les grandes puissances parce qu’elles considèrent devoir participer aux évènements d’importance mondiale. Les autres pays sont soit indifférents, soit ils craignent de s’engager dans des processus qui, pour une grande part, ne les concernent pas.

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Du reste, il y a dans les annonces d’aide aux opposants, un motif politique. Envoyer des armes ou pas, la question reste ouverte. Et le fait de l’énoncer signifie que miser sur la force reste une option tout à fait réelle. En d’autres termes, s’il n’y a pas d’accord, lors du Genève-2, ce sera la guerre jusqu’à la victoire. Le principal instigateur de la levée de l’embargo sur les livraisons d’armes aux insurgés, William Hague, le dit : il faut faire pression sur le régime.

C’est la même logique qui anime la Russie puisqu’elle ne confirme, ni ne dément, la fourniture à Damas de C-300 et autres armes sophistiquées. Cela est dit ouvertement : le rapport des forces sera conservé. Il est donc inutile d’espérer qu’en cas d’échec des négociations politiques, la question puisse être réglée par des moyens militaires.

En principe, une telle tactique n’est pas dénuée de logique : les parties qu’il faut faire asseoir autour d’une table doivent sentir l’épée de Damoclès au dessus de leur tête. Les réflexions publiques de Washington au sujet de possibles zones d’exclusion aérienne au-dessus de la Syrie relèvent de ce même ordre d’idée. Qu’est-ce qu’une zone d’exclusion aérienne et à quoi ce type de décision aboutit, nous le savons depuis l’expérience de la Libye. C’est précisément pour qu’elle ne se répète pas que la Russie proteste, en promettant de livrer (peut-être l’a-t-elle déjà fait) des missiles de défense aérienne, ce qui rend superflue une hypothétique opération. Les Etats-Unis n’interdiront probablement pas le survol de la Syrie, mais ils placeront la barre haut, afin de rendre les parties plus accommodantes.  

Une question de principe

Néanmoins, l’effet peut être inverse. Pour l’instant, il semble que les parties adverses tirent la même conclusion des divers jeux diplomatiques : quoi qu’il arrive, elles ne seront ni abandonnées, ni affaiblies, cela vaut la peine de résister. Bachar El-Assad et ses opposants comprennent que leur protecteur respectif, la Russie et l’Occident, ne peuvent refuser leur appui sans ternir leur image.

En effet, et pour Moscou, et pour Washington, c’est une question de principe qui se joue en Syrie. La Russie défend les gouvernants de pays laïques (quel que soit leur niveau d’autoritarisme) et la non ingérence dans les affaires intérieures d’un pays tiers, en essayant de faire oublier le désagréable précédent libyen auquel elle a contribué [Medvedev était encore président quand la Russie s’est, contre tout attente, abstenue lors du vote à l’ONU concernant l’intervention aérienne occidentale].

Côté occidental, on s’agite entre d’une part des schémas idéologiques selon lesquels il y a un “peuple en révolte” et un “tyran sanguinaire”, et d’autre part, le souhait de consolider le modèle de résolution de conflits qui s’est peu à peu figé après la guerre froide, à savoir : choisir le “bon côté” et l’aider à parvenir au pouvoir. Donc le refus de soutenir les “siens” n’est pas simplement une façon pragmatique de ménager ses arrières, mais une concession idéologique blessante pour l’amour propre.

Vers une escalade de la violence ?

Les conférences de paix du passé, jusqu’à celles de Yalta et de Postdam, ont porté sur une grande affaire, à savoir le partage du monde. Les conférences les plus récentes furent celles liées aux Balkans. Il s’agit des accords de Dayton sur la Bosnie, en 1995, et de la crise du Kosovo en 1999. Il n’est pas inutile de se souvenir de ces deux expériences, puisqu’elles offrent pour le cas syrien deux scénarios possibles. Celui de Dayton est le positif. Les Etats-Unis et l’Union européenne, avec le concours de la Russie alors affaiblie, avaient réuni les belligérants et les avaient contraints à construire un modèle d’organisation pour la Bosnie-Herzégovine. C’est un exemple de ce que prévoient les optimistes qui croient en la possibilité d’un succès du “Genève-2”.

Les pessimistes doivent à présent se remémorer le début du mois de février 1999, lorsqu’a été montée la conférence de Rambouillet au prix d’énormes efforts diplomatiques, pour le règlement du conflit du Kosovo. Mais aucun résultat n’a été obtenu : l’acharnement réciproque s’est traduit par une extrême tension au point que l’Armée de Libération du Kosovo forte du soutien de l’OTAN, était concentrée sur la victoire militaire, tandis que Belgrade ne pouvait imaginer un partage du pouvoir avec des “terroristes”.

Toutefois, la conférence s’est achevée sans franche rupture. Puis, la position des médiateurs (surtout les membres de l’OTAN), s’est cependant consolidée. Belgrade s’est vu poser un ultimatum, et son refus d’obtempérer a déclenché le lancement de la campagne militaire de l’alliance, un mois et demi après le début des négociations de paix en France. Il ne s’agit pas ici d’établir un parallèle avec la Syrie, mais le scénario d’une escalade rapide de la violence n’est pas à exclure si aucun progrès n’est obtenu (mais un progrès est peu envisageable).

Des intérêts incompréhensibles

Aujourd’hui, bien sûr, la Russie joue un tout autre rôle. En 1999, Moscou avait aussi protesté énergiquement mais sans s’opposer réellement. Récemment, le Kremlin a fait savoir qu’il participerait à l’équilibre des forces et ne permettrait pas la moindre campagne contre son protégé.

Il y a une différence essentielle entre la situation syrienne et tout ce qui a précédé. En organisant le processus de paix, en s’immisçant dans les conflits locaux, les grandes puissances ont toujours poursuivi des intérêts concrets, ayant une représentation claire de leur propre avantage. Les Etats d’Europe occidentale, avec le soutien actif des Etats-Unis, ont modifié le paysage stratégique européen conformément à leurs représentations de l’après guerre froide. Et la Yougoslavie de Milosevic était manifestement un obstacle à cette modification.

Hormis les questions de statut, évoquées plus haut, les intérêts concrets et directs des Etats-Unis, de l’Europe et de la Russie en Syrie sont incompréhensibles.

L’élargissement de sphère d’influence dans le Proche Orient actuel est une idée quasi utopique. Toutes les puissances extérieures cherchent frénétiquement à réagir de façon adéquate, mais toujours après coup. Elles s’adaptent aux événements sans pouvoir appliquer leur volonté et leurs souhaits, on ne parle même pas de stratégie. Il est remarquable que ceux qui y ont des intérêts, à savoir les voisins de l’Iran jusqu’à l’Arabie Saoudite et au Qatar, ne se prononcent pas sur la conférence de Genève. Et pourtant c’est d’eux qu’en fin de compte, dépend la capacité des ennemis à dialoguer.

Autrefois, les jeux des grandes puissances étaient indissolublement liés aux petites intrigues d’acteurs locaux, qui restaient secondaires. A présent, c’est l’inverse. Les processus “locaux” ont leur logique et la participation des “grands” s’effectue sur un plan parallèle, les uns et les autres changeant de place en permanence. Pour les futurs historiens, ce qui se joue actuellement est une mine sans fond, tandis que pour les diplomates, il s’agit d’un problème insoluble.

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