Actualité Bosnie-Herzégovine
La Bibliothèque nationale de Sarajevo.

Impossible de tourner la page

Détruite dans la nuit du 25 au 26 août 1992, la Bibliothèque nationale de Sarajevo vient d’être reconstruite avec l’aide de l’UE. Mais près de 20 ans après la guerre de Bosnie, ce symbole d’un Etat multi-ethnique reste hanté par les fantômes de la haine.

Publié le 12 juillet 2013 à 12:20
La Bibliothèque nationale de Sarajevo.

Si elle devait choisir le livre de sa vie, Kanita Focak aurait bien du mal. Serait-ce le Décaméron, le recueil de nouvelles rédigé par Boccace au 14ème siècle ? Un roman de Salman Rushdie ? Ou bien Il est un pont sur la Drina, du prix Nobel yougoslave Ivo Andrić ? Mais pour ce qui est du lieu, Kanita Focak n’hésite pas une seconde : c’est la Vijećnica, l’ancienne bibliothèque nationale de Bosnie-Herzégovine et symbole de sa capitale, Sarajevo. Les manuscrits, livres, cartes géographiques et journaux couvrant une période de six siècles, rédigés en latin, anglais, turc, arabe, russe, persan, allemand et italien, mais aussi les nombreux concerts et expositions qui y sont organisés font de cette bibliothèque le reflet de la Bosnie multi-ethnique.
Kanita Focak a 59 ans. "Les grands événements de ma vie sont liés à la Vijećnica", confie-t-elle. Kanita Focak a appris tôt à aimer les langues et la littérature, la peinture et l’architecture. A 16 ans déjà, la jeune fille aux faux airs de Grace Kelly brune dévore des livres sur l’architecture de la Renaissance et les œuvres de Dante et de Boccace dans les salles de lecture lambrissées de la Vijećnica. Puis Kanita la catholique fait la connaissance de Farouk le musulman, un orfèvre de 10 ans son aîné. Les tourtereaux se retrouvent à la Vijećnica – dans la salle de lecture quand il pleut, sous les marbres du hall d’entrée quand il fait soleil. Les deux familles sont opposées à cette liaison – mais les deux amoureux tiennent bon. [Ils convoleront à la fin des années 1980.] Le couple fraîchement marié emménage dans la maison de la famille de Farouk, juste en face de la Bibliothèque nationale.
Leur bonheur ne dure pas. En 1991, la guerre éclate en Croatie avant de gagner la Bosnie moins d’un an plus tard. Une après-midi du début du mois d’avril 1992, l’artillerie serbe tire ses premiers obus depuis les collines verdoyantes de Sarajevo. Le Parlement de Bosnie et le conseil constitutionnel sont bientôt la proie des flammes. Des années durant, l’un des instigateurs intellectuels de la guerre avait côtoyé Kanita Focak dans la salle de lecture de la Vijećnica : Nikola Koljević, spécialiste de Shakespeare à l’université de Sarajevo. L’universitaire se laisse happer par l’idéologie des nationalistes serbes, selon laquelle ceux-ci seraient appelés à mettre en place la "Grande Serbie", à bouter les autres populations hors du territoire, à anéantir leur héritage. Pendant la guerre, Nikola Koljević, représentant du leader serbe Radovan Karadžić, participe à l’orchestration de la campagne d’expulsion et d’anéantissement.

Un passé commun en flammes

Le soir du 25 août 1992, l’ancien universitaire ordonne à l’artillerie serbe de mettre le feu à la Vijećnica. Une pluie d’obus incendiaires s’abat sur la bibliothèque. Les neuf dixièmes des quelque 1,5 million d’ouvrages partent en fumée. C’est le plus vaste autodafé de l’histoire moderne, un acte de destruction prémédité, l’anéantissement d’un passé commun dans le but d’empêcher un avenir commun.
Sur l’autre rive du fleuve, un éclat d’obus transperce le mur du salon de Kanita Focak et touche Farouk au ventre. Il lutte contre la mort quatre jours durant, puis dit à Kanita : "Tu verras grandir notre garçon", avant de mourir dans ses bras, après quatre années seulement de vie commune. A la fin de la guerre, devenue architecte, Kanita Focak participe à la reconstruction de la ville. Bientôt, les mosquées, les églises et les maisons bourgeoises rénovées rendent à Sarajevo son rang parmi les plus belles villes des Balkans.
Longtemps, la Bibliothèque nationale ne restera cependant qu’une carcasse calcinée. A ce jour, personne n’a payé pour le bombardement de la Vijećnica. Certes, la destruction de biens culturels relève du crime de guerre et peut faire l’objet de poursuites de la part du tribunal pour l’ex-Yougoslavie de La Haye. Mais Nikola Koljević, l’ancien spécialiste de Shakespeare, a mis fin à ses jours. Et dans les poursuites engagées contre Radovan Karadzić et son général Ratko Mladić, les procureurs retirent la destruction de la Vijećnica d’une liste de chefs d’accusation devenue trop longue.
Les bibliothécaires eux aussi attendent toujours que justice soit faite. Les livres et les manuscrits qu’ils ont sauvés ont d’abord été entreposés dans le coffre-fort de la loterie nationale, puis transférés dans un abri antiatomique, puis dans les caves du ministère de l’Education, avant d’atterrir dans une ancienne caserne de l’armée yougoslave. Là, les bibliothécaires reconstituent les fonds de la Vijećnica. Mais, à ce jour, la bibliothèque est sans domicile fixe. Et risque la faillite. Sur la centaine de personnes qu’elle employait jadis, il n’en reste plus aujourd’hui que 47 – dans des locaux de fortune.

Abris de fortune

Les bibliothécaires ont tapissé des murs entiers de photocopies de courriers dans lesquels ils implorent les dirigeants politiques de Bosnie de reconstruire la bibliothèque et, surtout, de débloquer des financements. Pour l’heure, toutes ces suppliques sont restées lettre morte. Car l’esprit délétère de Nikola Koljević, l’ancien shakespearien devenu fomentateur de haine, hante toujours la République serbe de Bosnie, à majorité serbe. Sur le papier, la République est l’une des deux régions autonomes de Bosnie-Herzégovine. Mais son président préfèrerait l’indépendance ou bien le rattachement à la Serbie. Il y a longtemps que les Serbes de Banja Luka, la capitale de la République serbe de Bosnie, ont rebaptisé la bibliothèque de la province "Bibliothèque nationale et universitaire".
Dans la deuxième région du pays, la Fédération de Bosnie-Herzégovine formée par les Bosniens (la communauté musulmane) et les Croates, de nombreux Croates sont également favorables à une autonomie accrue – et ne souhaitent pas non plus voir renaître un symbole national. Certes, les accords de Dayton, qui mettent un terme au conflit en 1995, prévoient que la Bosnie-Herzégovine doit financer des infrastructures publiques. Mais le "ministre des Affaires civiles" chargé de la culture est depuis 11 ans Sredoje Nović, ancien chef des services secrets et ministre de l’Intérieur de la République serbe de Bosnie. Et celui-ci estime que ce n’est pas son ministère qui a institué la Bibliothèque nationale et que ce n’est donc pas à lui de payer pour elle.
Pourtant, les fonds ne manquent pas à Sarajevo dès lors qu’il y a une volonté politique et que le projet est inoffensif sur le plan politique. Et cela vaut même pour la Vijećnica, dont le bâtiment a retrouvé sa splendeur d’autrefois, voilà déjà quelque temps. L’ardoise des travaux, cinq millions d’euros, a été réglée par l’Union européenne. L’ancien symbole doit rouvrir ses portes en juin 2014… pour accueillir la mairie et le conseil municipal.
Dans la Bosnie d’aujourd’hui, les deux institutions n’ont guère de pouvoir et ne représentent pas le pays. Ce qui s’inscrit dans la politique du maître d’ouvrage : le même ministre qui a refusé de financer la bibliothèque nationale – et qui a totalement exclu les bibliothécaires du projet de nouvelle Vijećnica. Selon les termes du projet élaboré dans leur dos, la bibliothèque nationale qui verra le jour plus tard dans les locaux de la Vijećnica rénovée ne contiendra que les manuscrits et quelques rares ouvrages. Les autres livres resteront dans leurs abris de fortune.
Ainsi s’écrit l’histoire. "Quand l’ancienne Vijećnica a brûlé, c’est le siège de notre culture commune, de nos souvenirs communs, du vivre-ensemble qui est parti en fumée", déplore Kanita Focak. Les livres qui étaient sa vie restent entreposés à la périphérie de la ville, dans une ancienne caserne yougoslave.

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