Idées Elections européennes 2014

La secousse salutaire des eurosceptiques

La vague anti-UE qu’annoncent les sondages à la veille des élections européennes ne va pas balayer les institutions. Elle pourrait, au contraire, représenter l’occasion de se ressaisir pour une classe politique assoupie et en manque d’idées.

Publié le 23 mai 2014 à 10:25

Devons-nous avoir peur des eurosceptiques ? Les institutions européennes vont-elles être bouleversées par la vague peinturlurée des adversaires des politiques et de l’existence même de l’UE qui va se déverser dans les urnes lors des élections européennes ? La réponse est deux fois non.

Au contraire. Nous devrions souhaiter que le vote eurosceptique soit ample, et que les classes dirigeantes des pays les plus grands et que l’establishment bruxellois soient saisi de peur à l’idée qu’ils ne sont pas en accord avec une grande partie de l’opinion publique. Je ne suis pas eurosceptique, bien au contraire. Mais on ne peut fermer les yeux sur le fossé entre les nombreux accomplissements et l’incapacité de nos décideurs politiques, tant au niveau national qu’au niveau communautaire, de faire participer les citoyens au projet européen et de lui donner une nouvelle impulsion.

L’Union européenne avait une occasion en or de faire un pas en avant décisif et elle l’a raté. La vague de protestation qui monte — et qui va marier les “souverainistes” qui ne veulent pas céder de compétences nationales aux ennemis de l’austérité “imposée par Bruxelles” — est le fruit de la fermeture et de l’aveuglement des élites face à la grande crise.

La crise financière puis économique est arrivée lentement en Europe. Il y avait tout le temps de prévoir l’issue et préparer les remèdes. Mais pour cela, il fallait avoir une vision commune. Une lueur d’espoir a commencé à briller lorsque le Premier ministre britannique, Gordon Brown, face à l’égarement des dirigeants européens, indiqua une issue au moment du G8 et du G20 d’octobre 2008. Ce fut, hélas, un feu de paille. La faiblesse politique de Brown et le fait qu’il n’appartenait pas au cercle de l’euro fit naufrager cette occasion de gérer la crise de manière intelligente et équilibrée.
A partir de ce moment-là, la crise s’est aggravée et l’Europe s’est laissée prendre dans une spirale d’égoïsme nationaux, menés par une Chancelière sans vision stratégique ni connaissance de l’histoire. Peut-être que, si elle avait fréquenté les cercles de la dissidence en Allemagne — et en Europe — de l’Est lors de ses années d’université, elle aurait compris pleinement l’importance de la solidarité, également au niveau du continent. Passons.

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Paradoxalement, les difficultés de l’après-2008 auraient pu fournir une autre occasion de faire des pas en avant dans la construction européenne, tout comme cela a été le cas par le passé lorsque, face à l’abîme, l’Europe faisait un bond en avant. Même face à la plus dramatique des manifestations de son impuissance, le déchaînement de la violence et l’éclatement des guerres en Yougoslavie, l’Union a su — quoiqu’avec un retard dramatique et dont elle est responsable — comment réagir : en accélerant au maximum le processus d’intégration des pays sud-orientaux.
Six années se sont écoulées depuis le début de la catastrophe et, à l’exception de la Banque centrale européenne de Mario Draghi (pas celle de Jean-Claude Trichet), personne n’a été en mesure de faire quoi que ce soit. Pas pour résoudre la crise — cela aurait été trop demander — mais pour donner un rôle positif à l’Europe dans la gestion de l’économie du continent. L’Europe a semblé inerte, incapable, voire cruelle. Le châtiement réservé à la Grèce n’est absolument pas justifiable si ce n’est avec des arguments subtilement racistes. Tout le contraire de la manière dont devrait se comporter une communauté, même avec son membre le plus dissolu.

Le sens de l’appartenance solidaire, sur lequel se fonde le projet européen, a été érodé par les égoïsmes, les mesquineries et des relents de nationalisme aussi subtils qu’insinueux. Face au spectacle fourni ces dernières années par une gabegie de déclarations vides et pompeuses, par une infinité de meeting constellés d’autant d’engagements ronflants, comment l’opinion publique, usée par les difficultés croissantes de la vie quotidienne pouvait-elle réagir?

Quel sentiment pouvait-elle éprouver vis-à-vis de l’Union, alors qu’elle ne voyait ni solidarité, ni projet ? Il est difficile de penser que le Pacte de stabilité ou l’union bancaire puissent faire office de ciment “identitaire” et enclencher la confiance. Certes, ce sont des étapes importantes et nous savons que l’intégration s’est faite pas à pas et par à-coups. Mais les pénibles médiations que produisent les conseils européens manquent d’allure.

Le dernier élan véritable, capable de mobiliser, de faire rêver, remonte à il y a plus de dix ans, lorsqu’il fut décidé courageusement (pour une fois) d’élargir vers l’Est les frontières de l’Union. Mais même à ce moment là la peur du plombier polonais — le fantasme d’une invasion des travailleurs à bas coût et d’immigrés tout court — brisa cet élan.

Ainsi, dans un contexte de crise économique, de frustration pour les carences réelles ou supposées de l’Union lorsqu’il s’agit de protéger ses citoyens de la crise, et de réaffirmation toujours plus explicite des intérêts nationaux, redonner de l’élan à la construction européenne représente un effort surhumain. Et il repose entièrement sur les épaules de ceux qui veulent encore et malgré tout se définir des euro-enthousiastes.
C’est d’autant plus difficile que les raccourcis cognitifs des eurosceptiques sont beaucoup plus “faciles” : dans un contexte d’incertitude, identifier un bouc émissaire — et tant mieux s’il est lointain et opaque comme les nains de Bruxelles et leurs cours — reste la solution la plus sûre. Il est bien plus difficile d’indiquer les succès de l’intégration qui pourtant sont sous les yeux de tout le monde et de manière tellement claire qu’ils en sont devenus invisibles.

Fermons à nouveau les frontières, éliminons Erasmus et ses descendants, réintroduisons les droits de douane, laissons que chaque pays aille de son côté et nous verrons vers quel enfer nous allons précipiter ! Voilà ce qu’il faut dire aux eurosceptiques. Il faut leur rappeler ce qu’était l’Europe avant la CECA, le traité de Rome, celui de Maastricht et puis de Lisbonne, pour ne citer que certaines étapes fondamentales. Il faut rappeler les quatre libertés de Maastricht, les quatre “unions” du Conseil européen de juin 2012 (bancaire, fiscale, budgétaire et politique).

Mais surtout, il faut rappeler ce qu’était l’Europe en ruines après la Seconde guerre mondiale.

Altiero Spinelli et Ernest Rossi [pêres du fédéralisme européen] l’avaient compris avant et plus clairement que tout le monde : le mal de l’Europe, et pas uniquement de ce continent, se cache dans les nationalismes. L’identification de l’ennemi dans l’étranger, le différent, l’”autre”, celui qui vit au-delà du Limes, contient des germes dévastateurs, comme il l’a prouvé dans la première moitié du siècle dernier. La bombe à retardement des nationalismes est de toute manière toujours enclanchée. Puisque les guerres de Yougoslavie n’ont pas suffi, ce sont à présent les ennemis intérieurs qui nous le rappellent.

La nouvelle, pénible et tordue architecture, est néanmoins une tentative de ne pas marquer, à l’intérieur d’un vaste territoire, de limes infranchissables. Et c’est cette architecture que les eurosceptiques veulent bouleverser. Le tretour des petites patries, la réappropriation de la “souveraineté économique”, la fermeture des frontières sont autant de retours en arrière, vers un passé que l’on rêve plus prospère, serein et ordonné.
Ce sont des illusions dangereuses, car elles ne peuvent se réaliser, et, surtout, parce qu’elles détruiraient ce nouvel et cahotique ordre européen, fondé sur une communauté de principes et d’objectifs. Certes, pendant toutes ces années, l’Europe a dérivé au point de se réduire à un espace de libre échange, vers un tout économique borné, vers une contraction du communautaire : elle a complètement oublié sa mission.

Et l’on s’étonne que l’eurosceptiscisme ait le vent en poupe ? Que, face aux fissures que cette vision de la construction européenne a tracées dans les sentiments de l’opinion publique envers l’Union, il y ait un mouvement de rejet ? Les partis eurosceptiques sont les fils des carences des classes politiques européennes. C’est donc à elles de trouver les manières de désamorcer leur force destructrice.
Du reste, et heureusement, les eurosceptiques, bien qu’ils jouissent d’un moment de gloire, sont divisés entre eux par de nombreuses fractures : par exemple, les nationaux-populistes du Front national et de la Ligue du Nord n’ont rien à voir avec les critiques aggressifs mais démocratiques du UKIP de Nigel Farage ou du Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo ou avec les néo-fascistes du Jobbik hongrois. Et ils ne forment donc pas un ensemble cohérent et uni ; ils pourront bien difficilement trouver une plate-forme commune dans le prochain Parlement européen.

Les institutions européennes en tant que telles ne courent aucun risque s’ils devaient obtenir un succès. Mais, pour la première fois, une expression politique de ce sentiment de détachement et de méfiance qui circule depuis un moment au sein des opinions publiques européennes se manifeste avec force. A la fin, d’un mal peut sortir un bien : que tout cela engendre une secousse salutaire pour une classe politique qui hésite dans les couloirs feutrés des bureaux bruxellois ou dans ceux plus agités, mais toujours distraits, des capitales européennes.

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