La difficile conversion financée par l’UE d’un aéroport utilisé par la CIA

Un petit terrain d'aviation utilisé par la CIA pour amener des détenus kidnappés par l'Agence vers ses prisons secrètes en Pologne a reçu des fonds européens pour des millions d'euros afin d'être converti en aéroport international. Mais il pourrait bien ne jamais être viable avant très longtemps, faute de trafic suffisant.

Publié le 14 mai 2015 à 09:50

Un petit aéroport dans le Nord-Est de la Pologne utilisé par la CIA pour faire atterrir des détenus kidnappés pour être torturés dans un camp d’entraînement dans les environs a reçu 30 millions d’euros de fonds européens. L’argent fait partie d’une plus grosse enveloppe de 48,5 millions d’euros destinée à transformer l’ancienne piste d’atterrissage en un aéroport commercial connu sous le nom de Szymany.

La Commission européenne n’a aucune influence sur la manière dont l’argent qui vient du Fonds européen de développement régional est dépensé car la somme n’est pas assez importante pour qu’elle ait son mot à dire. Elle est donc administrée et gérée par les autorités locales qui ont transmis les fonds à une entreprise qu’ils ont créé après avoir obligé un homme d’affaires polono-israélien, grâce à qui la région a obtenu l’argent, de céder le bail de l’aéroport.

Le site est visé par une enquête judiciaire ouverte il y a sept ans qui pourrait impliquer de hauts fonctionnaires polonais et des figures politiques.

Située dans la région faiblement peuplée et économiquement déprimée de Warminsko-Mazurskie, la ville moyenne la plus proche, Olsztyn, est à 60 kilomètres. La forêt qui entoure l’aéroport – la plus importante attraction touristique – est une réserve naturelle protégée par l’accord européen Natura 2000.

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En plus de son lourd passé, l’aéroport est l’un de ces exemples qui montrent comment et où il ne faut pas mettre en place des projets d’infrastructure avec des fonds européens : en 2015, il n’a enregistré qu’un décollage et un atterrissage internationaux. 151 départs et 152 arrivées de vols nationaux ont également été répertoriés.

L’aéroport devait être terminé cette année. En février, la piste d’atterrissage était quasiment complétée, mais seuls 10 % du nouveau terminal était construit. Et même si l’échéance de 2015 était respectée, la question de la viabilité économique se pose. Les promoteurs affirment qu’au moins 100 000 passagers sont attendus la première année d’exercice et que le million “serait dépassé” après 2035.

En fait, pour être viable, l’aéroport aurait besoin d’un million de passagers par an, un chiffre très optimiste selon les estimations.
Mariola Przewłocka, l’ancienne directrice de l’aéroport, n’y va pas par quatre chemins quant au potentiel commercial de l’aéroport : “Szymany ne sera rentable que s’il accueille un million de personnes. C’est mission impossible.” Elle a quitté son poste après avoir donné des preuves du programme de transferts de la CIA au Parlement européen, en 2007.
Son ancien patron Jerzy Kos était à la tête du conseil d’administration de l’aéroport lorsque les Américains atterrissaient avec leurs jets Gulfstream et Boeing 737 au milieu de la nuit en 2003. Environ un an plus tard, il a été kidnappé par des insurgés irakiens à Bagdad et sauvé dans le cadre d’une opération de secours dramatique par les forces spéciales Delta américaines.
Jacek Krawczyk, ancien président du conseil d’administration de la compagnie aérienne nationale polonaise LOT explique que le projet n’a aucune justification financière ou opérationnelle : “Ce sera un monument pour les autorités locales parce qu’elles ont su dépenser des fonds européens”, explique-t-il. “J’ai vraiment du mal à comprendre pourquoi diable a-t-on insisté à vouloir construire son propre aéroport dans une région qui n’a absolument pas la capacité à générer une demande de transport aérien suffisante”, ajoute-t-il.
Krawczyk, qui est également un pilote civil et rapporteur sur les questions liées à l’aviation pour le Comité économique et social européen, explique que l’aéroport de Gdańsk, plus au nord, est déjà bien connecté avec la Scandinavie et d’autres régions d’Europe occidentale et du sud.

A huit kilomètres de l’aéroport se trouve Szczytno, une ville de 20 000 habitants. Elle bénéficie des mêmes fonds structurels européens que ceux qui servent à cofinancer l’aéroport. L’argent a permis de rénover les bâtiments, les parcs et les vestiges du château et on peut apercevoir des pancartes signalant la contribution de l’UE. La seule station de bus de la ville, formée en tout et pour tout d’un terrain vague et d’un banc, semble toutefois avoir été un peu négligée.
Malgré son engagement direct dans le projet, le maire a refusé de répondre à nos questions sur la faisabilité économique de l’aéroport, les prévisions sur l’affluence touristique et l’impact possible sur le marché du travail local.
La ville est placée stratégiquement entre l’aéroport et le centre d’entraînement des services de renseignement polonais, Stare Kiejkuty, où les Américains ont commis leurs crimes supposés.
Avec 615,7 millions d’euros reçus de l’Union européenne pour construire des aéroports entre 2007 et 2013, la Pologne est le pays de l’Ue qui a perçu plus de fonds européens pour ce type d’installation.
Les règles sur les fonds structurels européens ont récemment été revues pour assurer que les projets soient soumis à un processus d’évaluation plus sévère avant que l’argent ne soit débloqué. Ils doivent également être en ligne avec les objectifs de croissance et d’emploi européens pour 2029.
Mais pour l’aéroport de Szymany, les sommes versées par l’UE sont trop modestes pour tomber sous le coup d’une vigilance financière accrue.

“Le projet a souffert d’importants retards dus aux difficultés d’organisation et administratives qu’a rencontrées l’autorité régionale”, nous a confié un porte-parole de la Commission.
Pendant ce temps, l’aéroport reste dans les brumes des transferts exceptionnels de prisonniers conduits secrètement et illégalement par la CIA netre 2002 et 2003 dans le cadre de la guerre au terrorisme menée par Washington.
Le gouvernement polonais a toujours démenti avoir coopéré avec les Etats-Unis sur ces transferts, dans lesquels les détenus ont été souvent torturés. La Pologne est également le premier pays de l’UE à avoir été reconnu complice des transferts de la CIA par la Cour européenne des droits de l’homme.

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