Quand les Suédoises disent non

Les femmes doivent-elles tout accepter dans une relation sexuelle, et comment garantir les limites qu'elles décident de fixer ? La plainte de deux femmes contre Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, pour agression sexuelle et viol a ouvert le débat en Suède.

Publié le 8 février 2011 à 14:37

"En parler" se dit "prata om det", en suédois. C'est le mot du moment. Il est partout, il a envahi la micromessagerie Twitter, les blogs, les colonnes des journaux, les émissions de radio et de télévision. Il résume le débat dont s'est emparée la société suédoise ces dernières semaines sur les limites de cette "zone grise" sexuelle dont les détours se perdent entre deux personnes dans le mystère d'une chambre à coucher.

Johanna Koljonen est celle par qui tout est arrivé. Le 14 décembre 2010, cette journaliste indépendante habituée des pages et des émissions culturelles en Suède discute sur Twitter du cas Julian Assange. Le fondateur de WikiLeaks fait alors les gros titres dans la presse mondiale - deux Suédoises ont porté plainte contre lui et l'accusent de viol, agression sexuelle et coercition.

Les règles du jeu changent par surprise

Un correspondant de Johanna Koljonen lui répond que, vue de Grande-Bretagne, l'affaire Assange est considérée comme une erreur judiciaire commise aux dépens de l'Australien. A 18 h 07, Johanna Koljonen lui renvoie un message un peu plus personnel : "Le fait est que je me suis retrouvée dans une situation équivalente, mais que j'étais trop naïve pour comprendre que j'aurais pu ne serait-ce qu'imposer une limite..." La discussion se poursuit et, une demi-heure plus tard, Johanna revient sur le sujet, cette fois de manière très explicite. "Je suis en fait un peu choquée de constater que c'est seulement aujourd'hui que je comprends que j'ai moi-même vécu une expérience de "sexe par surprise"."

Et à partir de là, elle raconte, par tranches de 140 signes de texte, son expérience : un soir elle couche avec un homme, volontairement, mais le lendemain matin, il profite de son demi-sommeil pour la pénétrer "en ayant changé les règles du jeu", c'est-à-dire sans mettre de préservatif. Quand elle s'en rend compte, elle n'ose pas l'interrompre. Exactement la situation dans laquelle s'est retrouvée l'une des deux Suédoises qui ont porté plainte contre Julian Assange. Mais Johanna explique qu'elle n'a pas porté plainte. "Parce que je n'avais pas compris que j'avais droit à des limites absolues […], à une limite avec un homme avec qui j'avais déjà couché."

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Agression ou mauvaise expérience sexuelle

A partir de là, le débat s'emballe. Johanna Koljonen reçoit très vite des messages amicaux qui la félicitent pour son courage, parce qu'elle ose raconter. La machine est lancée, des témoignages similaires déferlent sur Twitter. Dans l'heure qui suit, une stratégie se dessine parmi le groupe, où l'on compte beaucoup de journalistes. Les douze premières volontaires vont faire le siège de leur rédaction pour publier le lundi suivant un témoignage personnel sur cette descente dans la zone grise. Effet boule-de-neige garanti.

Depuis, ça n'arrête pas. Agression ou pas ? Existe-t-il une "zone grise" où il est difficile de savoir s'il s'agit d'une agression ou simplement d'une mauvaise expérience sexuelle ?

Le débat a pris d'autant plus d'ampleur en Suède qu'il est intervenu après un fait-divers qui a bouleversé le pays en 2009 [un collégien a été condamné pour avoir violé une camarade sur la foi du témoignage de cette dernière, mais les habitants de son village se sont mobilisés en sa faveur, jusqu’à ce qu’il viole une autre fille]. Comme dans l'affaire Assange, le soupçon se porte contre la victime tandis que l'auteur supposé du délit - un homme populaire dans les deux cas - bénéficie d'un soutien aveugle.

C'est dans ce contexte qu'il faut placer le débat actuel, qui n'a rien de juridique. "Un non est un non partout, mais ce qui est intéressant, ce sont les situations où nous aurions voulu dire non mais où nous avons laissé faire, parce qu'on est amoureux, timide, reconnaissant, impressionné, bourré, ou trop fatigué pour discuter", explique Johanna Koljonen au Monde.

Göran Rudling, un blogueur très actif, milite pour l'instauration d'une loi sur le consentement, où les partenaires devront exprimer clairement leurs intentions. "Un homme ne peut pas comprendre un non qui n'a jamais été dit. Moi je dis qu'il n'y a pas de zone grise. Un non doit être exprimé en mots, ou en gestes. Aujourd'hui, la loi suédoise s'applique s'il y a viol, violence, menace. En caricaturant, la loi dit que les femmes veulent faire l'amour tout le temps, jusqu'à ce qu'elles disent non, ce qui est absurde, car elles doivent prouver qu'elles ont dit non."

"L'Arabie saoudite du féminisme"

Cela explique selon lui qu'en dépit des apparences, les tribunaux suédois ont souvent du mal à juger des viols. Le problème, pour Göran Rudling, est que les gens ne connaissent pas la différence entre vouloir et consentir. "On peut consentir à quelque chose que l'on ne veut pas, dit-il pour justifier son militantisme. Quelle que soit la raison, si une femme n'oppose pas de résistance ou ne dit pas non, elle consent. Aujourd'hui, les hommes s'efforcent de ne pas entendre non. Avec une telle loi sur le consentement, ils devront s'efforcer d'avoir un oui."

D'entrée, Johanna Koljonen a mis le doigt sur un paradoxe : dans ce pays si égalitaire qu'est la Suède, où le féminisme est largement répandu, où les femmes plus qu'ailleurs ont gagné de haute lutte le droit au respect, comment peut-il y avoir autant de malentendus ? Sa réponse : "Il faut en parler."

Dans l'affaire Assange, deux jeunes femmes reprochent au fondateur de WikiLeaks de leur avoir fait l'amour sans préservatif. Dans les deux cas, Julian Assange nie la moindre agression, disant que la relation était consentie au départ. C'est sur la base de ce malentendu, et parce que les deux Suédoises ont été traînées dans la boue, notamment sur Internet - sur le thème "elles ont eu ce qu'elles méritaient" -, que le débat s'est enflammé en Suède. Julian Assange lui-même a mis de l'huile sur le feu en accusant la Suède d'être "l'Arabie saoudite du féminisme".

Les Suédois sont-ils victimes d'un certain mythe suédois ? Dans Un été avec Monika (1953), Ingmar Bergman a filmé la jeune Harriet Andersson, à la sexualité très libre, en train de se baigner nue : la scène avait accrédité l'idée d'un "péché suédois", qui voudrait qu'une femme libre soit une femme facile. Il convient toutefois de revoir Un été avec Monika et de réinterpréter le long regard face caméra d'Harriet Andersson, alors qu'elle s'apprête à recoucher avec un homme qu'elle vient de plaquer. Ce regard, Jean-Luc Godard, l'avait qualifié de "plan le plus triste de l'histoire du cinéma".

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