Actualité Intégration européenne

Paris et Berlin font le jeu de Bruxelles

Le "pacte de compétitivité" incarne moins une mainmise franco-allemande sur l’UE qu’une étape sur la voie d’une Europe fédérale, affirme l’éditorialiste du Times Anatole Kaletsky. C’est pourquoi son projet d’un "gouvernement économique" dans la zone euro n’atténuera en rien l’impact de la crise financière.

Publié le 9 février 2011 à 15:33

Pour ce que l’on en sait, David Cameron n’a pas paru gêné vendredi dernier lors du sommet de l’UE, quand on lui a soumis le plan franco-allemand de création d’une Europe fédérale. Officiellement baptisé “pacte de compétitivité”, le projet a été fièrement décrit par le président Sarkozy et la chancelière Merkel comme l’ébauche tant attendue d’un “gouvernement économique européen”. Il a pour but d’harmoniser six secteurs particulièrement sujets à controverse de la politique sociale et économique nationale dans les pays de la zone euro : la fiscalité des entreprises, les systèmes de retraite, les négociations salariales, les niveaux de formation, les limites de la dette publique et les régimes de contrôle des banques en difficulté. Compte tenu des tendances eurosceptiques de Cameron, on ne peut qu’être surpris par son absence de réaction.

Pourquoi le gouvernement britannique reste-t-il apparemment si impassible face à ce qui constitue un pas gigantesque de l’UE sur la voie d’une fédéralisation définitive ? La réponse tient à une erreur d’appréciation d’importance historique: l’idée que la marche en avant actuelle du fédéralisme économique ne serait qu’une réponse ad hoc et inévitable aux crises financières en Grèce, en Irlande et en Espagne, déclenchées par l’effondrement du crédit en 2008.

Les institutions issues de la crise vont s'installer dans le paysage politique européen

Whitehall [le quartier des ministères à Londres] espère que ce programme de centralisation finira par être tranquillement jeté aux oubliettes, voire inversé une fois la crise passée. Or, c’est le contraire qui semble probable. Les nouvelles institutions et les accords inspirés par la crise de l’euro deviendront des caractéristiques permanentes du paysage politique européen, et ne cesseront plus d’évoluer vers le gouvernement fédéral à part entière que Jacques Delors, Helmut Kohl et Margaret Thatcher considéraient tous comme la conséquence incontournable de la décision de l’Europe de se doter d’une monnaie unique et d’une union monétaire.

Le plan présenté au sommet la semaine dernière illustre parfaitement ce processus. L’harmonisation envisagée dans les domaines de la fiscalité, du marché du travail et des retraites n’a aucun rapport direct avec la crise de l’euro et n’aidera nullement la Grèce ou l’Irlande à redevenir des emprunteurs fiables. Au contraire, l’Irlande souffrirait d’une fuite des capitaux et de la main d’œuvre si elle était contrainte d’aligner sa fiscalité sur celle de l’Allemagne et de la France. La centralisation des négociations salariales dans toute l’Europe, loin de permettre aux pays pauvres de devenir plus compétitifs en tirant parti de leur main d’œuvre bon marché, créerait un mécanisme qui protégerait les charges sociales et les salaires élevés en Allemagne et en France.

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Autrement dit, les propositions de la semaine dernière n’ont pas tant représenté une tentative de résoudre la crise de l’euro que la volonté de l’exploiter afin de relancer un projet eurofédéraliste au point mort depuis des années. L’Allemagne en particulier a vu dans la crise l’occasion idéale de défendre sa vision d’une Europe fédérale, où tous les Etats-membres seraient obligés de se soumettre à des règles budgétaires strictes et à des négociations salariales centralisées, tout en garantissant un généreux filet de sécurité social et les impôts relativement élevés nécessaires à son financement. C’est, sous bien des aspects, un modèle séduisant, mais il est peu probable qu’il fonctionne dans les pays plus démunis et moins ordonnés du Sud et du centre de l’Europe.

La Commission, unique mécanisme pour mettre en oeuvre des décisions intergouvernementales

Si l’Allemagne tient aujourd’hui les rênes, l’équilibre du pouvoir ne manquera pas de se modifier rapidement si et quand la crise de l’euro sera jugulée. Une fois que l’Allemagne aura accepté les garanties financières irrévocables pour les dettes d’autres pays de la zone euro, les conditions politiques qu’elle a imposées en contrepartie se verront sans doute atténuées. Par exemple, il est presque sûr que les pénalités théoriquement “automatiques” pour toute violation des règles budgétaires, que l’Allemagne devrait logiquement toucher en échange de ses garanties financières, seront rapidement ignorées, tout comme la “clause de non renflouement” qui stipulait que les membres de la zone euro ne se porteraient jamais garants de la dette les uns des autres.

Il en ira probablement de même des exigences allemandes sur le fait que l’harmonisation de l’UE devrait être de plus en plus orchestrée par les dirigeants nationaux lors des sommets, plutôt que par les commissaires européens à Bruxelles. La Commission est l’unique mécanisme capable de mettre en œuvre des décisions intergouvernementales, et tout dans l’histoire de l’Union laisse penser qu’elle ne tardera pas à imposer totalement son contrôle.

De plus, les autres membres de la zone euro sont tous déterminés à ne pas être gouvernés par l’Allemagne, ni même par un directorat franco-allemand. Ils veilleront donc à ce que les principales responsabilités de ce “gouvernement économique” reviennent bien vite à la Commission, une fois que l’Allemagne aura approuvé les garanties irrévocables pour la stabilité financière de l’euro, et qu’elle aura ainsi perdu son pouvoir de veto.

Ce qui nous ramène à la position de la Grande-Bretagne. Le gouvernement de Londres trouve très rassurant le penchant allemand pour les mécanismes intergouvernementaux, et ne s’inquiète guère de développements européens qui se cantonnent à la zone euro. Mais il serait illusoire de croire que la Grande-Bretagne peut continuer à échapper à davantage d’intégration. Alors que les 17 Etats-membres de la zone euro sont inexorablement entraînés sur la voie d’une union économique et politique, les intérêts de ce bloc solidaire vont de plus en plus dominer toutes les institutions de l’UE.

Les pays hors de la zone euro, surtout la Grande-Bretagne, seront alors confrontés à une Europe à plusieurs vitesses, avec un noyau fédéral complètement intégré, et, à l’extérieur, une coalition beaucoup plus souple de partenaires commerciaux. Cette vision d’une Europe moins resserrée a bien des avantages, mais c’est ce que les gouvernements britanniques successifs n’ont eu de cesse d’empêcher depuis des décennies. Aujourd’hui, c’est une réalité.

Vu de Belgique

Angela Merkel a raison

"Personne ne fait plus pour nous qu’Angela Merkel", assure Bart Sturtewagen. L’éditorialiste du Standaard ne comprend pas pourquoi la chancelière allemande est autant critiquée pour son projet de pacte de compétitivité. "Grâce à l’Allemagne, l’économie belge se redresse déjà", estime l'éditorialiste pour qui, sans "la position ferme de Merkel", les marchés financiers auraient davantage spéculé contre l’euro. "Les taux d’intérêt ne baissent pas seulement en Allemagne, mais aussi dans les pays faibles de la zone euro, comme la Belgique, qui doivent payer des intérêts supplémentaires, ce qu'on appelle le spread". Bart Sturtewagen ne partage pas les critiques de certains économistes qui considèrent "l’Allemagne de Merkel comme dure et égoïste" : "La prospérité allemande devrait être partagée si elle veut être durable, mais cela ne se produira que si les pays de la zone euro montrent qu’ils sont prêts à faire leur part du travail". "Sans convergence des politiques, conclut le journaliste, "ce projet ne peut pas survivre de façon durable".

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