Idées Coup d’état manqué en Turquie

Les putchistes ont offert à Erdoğan le régime dont il rêve

Dès le lendemain du coup d’Etat manqué, des purges ont commencé dans les corps militaire et judiciaire de même qu’au sein des enseignants et de la presse. L'auto-proclamé “héros de la démocratie” a ainsi saisi l’occasion pour mettre le pays à sa botte, explique le politologue et journaliste Cengiz Aktar.

Publié le 21 juillet 2016 à 21:10

Ne manquait que le coup d’Etat à l’accablante série noire turque depuis juillet 2015, depuis que le parti de Recep Tayyip Erdoğan, l’homme fort de la Turquie, a perdu sa majorité absolue aux élections législatives du 7 juin 2015. Les élections ont été répétées dans un climat de violence délétère pour redonner en novembre dernier la majorité au parti au pouvoir, l’AKP (Justice et Développement).

Il faut croire que même cette victoire de novembre 2015 a été insuffisante pour stabiliser la Turquie, ébranlée par sa guerre avec les Kurdes, les conséquences de la guerre civile syrienne, une relation ambiguë avec l’islam radical y compris Daesh, un isolement spectaculaire dans le monde et la région, des relations de plus en plus tendues avec les alliés occidentaux, une économie à bout de souffle et un régime de plus en plus autoritaire, sinon totalitaire, du président Erdoğan.

Rappelons-nous : la première bombe éclate à Suruç (34 morts, plus de 100 blessés), suivi de la Gare d’Ankara (109 morts, plus de 500 blessés), Sultanahmet (13 touristes morts, 14 blessés), Ankara Military district (29 morts, 61 blessés), Ankara Güvenpark (36 morts, 125 blessés), Istanbul Avenue Istiklal Istanbul (4 touristes morts, 36 blessés), Antep (3 morts, 23 blessés) Istanbul Vezneciler(12 morts, 36 blessés), Aéroport Atatürk (36 morts essentiellement des touristes, 147 blessés) et maintenant le coup d’Etat des militaires très probablement gülenistes [partisans du prédicateur Fethullah Gülen, bête noire d’Erdoğan après en avoir été l’inspirateur] et kémalistes [partisans de la république laïque prônée par Mustafa Kemal Atatürk].

La façon dont ce énième coup d’Etat depuis 1960 – réussis comme avortés – a été exécuté ne correspond pas tellement à la séculaire expérience de l’armée turque en la matière. Il ressemblait davantage aux coups d’Etat africains fomentés par des factions au sein des armées. D’abord d’une violence inouïe, non pas que les coups d’Etat soient “pacifiques”, mais celui-ci a été marqué par une brutalité presque gratuite comme l’attestent les exécutions sommaires, ce tank putschiste qui balaye tout ce qui bouge sur son chemin. 265 personnes toutes tendances confondues ont trouvé la mort, et il y aurait autour de 1 500 blessés.

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Il a aussi été (heureusement) très maladroit, évitant de viser les principaux dirigeants, bombardant l’Assemblée nationale avec des avions de chasse, laissant libres les médias pro-Erdoğan de continuer leurs émissions et d’appeler ainsi à résister. Mais il ne faut pas se tromper. Ce n’est pas l’appel à la résistance des responsables politiques ou de la Direction générale des affaires religieuses (pro- sunnites, comme Erdoğan) intimant aux imams d’appeler le peuple à s’opposer au coup, ni la violence revancharde des milices AKP qui ont fait avorter celui-ci. A y regarder de près, les forces armées dans leur ensemble n’ont pas suivi et les services de la police et du renseignement ont été efficaces à déjouer le coup.

La Turquie, contrairement à l’Espagne post-franquiste, n’a pas “démilitarisé” son système politique de façon à mettre l’institution militaire au service de l’Etat. Au début de son règne, l’AKP a habilement utilisé les préconditions de l’Union européenne pour limiter substantiellement le poids politique des militaires. Il a “civilisé” les instances militaires comme le Conseil national de sécurité, une condition européenne pour adhérer à l’UE. Ou encore, il a pris à son compte le système militaire de promotion et d’affectation.

Mais il n’a jamais touché à l’autonomie juridique et financière de l’armée. Les militaires ont gardé leur propre système judiciaire interne et ont régulièrement reçu leur chèque en blanc au début de chaque année fiscale pour lequel ils ne rendent aucun compte. Le régime a ainsi vassalisé l’armée et celle-ci a été contente de garder ses privilèges, tout en assurant sa loyauté au régime. De plus, au cours des 14 années de pouvoir, l’AKP est parvenu à mettre en place un complexe militaro-industriel où les hommes d’affaires pro-AKP et les militaires travaillent main dans la main. Last but not least, le pouvoir a largement “islamisé” les sous-officiers à sa façon et a purgé les Alévis [mouvement chiite laïc très présent en Turquie] autant que possible. Il restait les gülenistes et les kémalistes. Les voilà à présent en ligne de mire.

En effet, dès la reprise en main, le pouvoir a commencé ses purges dans le corps militaire en visant évidemment les putschistes mais également dans le corps judiciaire. A ce jour, plus de 60 000 fonctionnaires des ministères de la justice, de l’intérieur, de l’éducation, de l’environnement, des affaires sociales et de la défense ont été démis de leur poste, arrêtés ou font l’objet d’une enquête judiciaire.

Le pouvoir a également promis de réintroduire la peine de mort, et a laissé faire ses milices à méthodes “daeshiennes” non seulement contre les putschistes (fait rarissime en Turquie : un général quatre étoiles a été tabassé) mais également s’en prendre à toute velléité d’opposition au régime en place. Depuis quelques jours, un nombre incalculable de sites d’information sur la Toile ont été interdits d’accès sous l’accusation d’être proches des gülenistes. Le régime a l’air d’être décidé d’éradiquer le gülenisme partout où il se trouve. Les autres opposants suivront vraisemblablement.

Après l’avortement du coup d’Etat militaire, la Turquie ne sera pas davantage démocratique, contrairement à ce que laissent entendre maladroitement des déclarations de l’intérieur et de l’étranger. La balance politique turque n’oscille plus depuis longtemps entre la démocratie et la dictature mais entre deux façons dictatoriales de gouverner. En effet, le régime se sent à présent suffisamment renforcé pour imposer constitutionnellement un système présidentiel fort à la Vladimir Poutine sans freins ni contre-pouvoirs.

En cela, les militaires putschistes, quelle que soit leur appartenance, leurs motivations initiales et leurs intentions finales, ont offert à Erdoğan le régime présidentiel dont il rêve depuis 2010 sur un plateau d’argent. Pour “le héros de la démocratie”, il s’agit dès à présent de lancer le processus de présidentialisation par référendum (ou par élections anticipées) qu’il est assuré de remporter. En déclarant ostensiblement le 15 juillet Jour de la Démocratie, le pouvoir couronne sa nouvelle légitimité pour asseoir son pouvoir total.

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