Idées Intégration européenne
Angela Merkel, François Hollande et Matteo Renzi rendent hommage à Altiero Spinelli à Ventotene, le 22 Août 2016.

Retrouver le peuple européen derrière le mythe des “pères fondateurs”

En 1941, le résistant antifasciste Altiero Spinelli, depuis son exil sur l'île de Ventotene, en appelait à l'unité du peuple européen. Quand Angela Merkel, François Hollande et Matteo Renzi se sont retrouvés au même endroit 75 ans plus tard, ils ont évoqué rituellement le récit traditionnel du "projet européen" technocratique devenu la seule alternative aux rejet des souverainistes.

Publié le 19 octobre 2016 à 09:18
Palazzo Chigi  | Angela Merkel, François Hollande et Matteo Renzi rendent hommage à Altiero Spinelli à Ventotene, le 22 Août 2016.

C’était il y a déjà deux mois. Angela Merkel, François Hollande et Matteo Renzi avaient choisi quelques rochers écrasés de soleil en pleine mer Méditerranée pour préparer la grande "relance" européenne promise au lendemain du référendum britannique sur le Brexit. Cet étonnant détour n’avait rien d’une étape estivale, il marquait un choix hautement symbolique. En effet, en 1941, il y a 75 ans, sur ce même îlot de Ventotene, quelques résistants anti-fascistes en exil emmenés par Altiero Spinelli lançaient un appel à l’unité politique de l’Europe. Au moment où l’Europe est au fond de l’impasse démocratique, le choix de convoquer les mânes d’un autre "père fondateur", qui fut un opposant des plus lucides aux dérives technocratiques de la fameuse "méthode Monnet" qui fondait l’Union politique sur la construction d’un grand marché, était bien inspiré. Figure de proue du socialisme italien en même temps qu’infatigable théoricien de la souveraineté du "peuple européen", Altiero Spinelli avait notamment conduit ­­­­˗˗ entre 1955 et 1962 ­­­­˗˗ une vaste mobilisation transnationale pour la convocation d’un "Congrès du peuple européen" réunissant près de 700.000 soutiens à travers l’Europe.

La rédaction dans les six pays fondateurs de "Cahiers de doléance" cf. Revendications du peuple européen, 1962 débouchera sur un premier projet de Constituante européenne. Las. A l’exception de quelques références rituelles au "père fondateur", les trois dirigeants politiques européens n’auront finalement pas dit mot de ce "peuple européen" et de cette révolution démocratique transnationale qui obsédaient tant Spinelli, proposant pour tout horizon politique commun, une Europe des frontières, de la défense et de la sécurité. Un tel détournement de mémoire ne mériterait sans doute pas qu’on s’y arrête s’il ne révélait plus largement le rapport mythique que nous entretenons désormais avec l’histoire du "projet européen".

L’Union européenne reste en effet hantée par le "grand récit" de son inexorable développement. Au risque de saturer le "projet européen" de mythes et symboles, les institutions européennes n’ont pas cessé de miser sur la construction d’un "Panthéon européen" des pères fondateurs avec, pour prophétie originelle, cette "déclaration Schuman" du 9 mai 1950 qui ouvrait la voie aux Communautés européennes. Rabâchée jusqu’à l’ennui, cette histoire téléologique a fini pour nous piéger. Les yeux rivés sur les développements futurs de l’Union, d’où devait un jour émerger une démocratie européenne, on n’a vu dans les "crises" européennes à répétition que des opportunités de "relance", taisant ainsi les contradictions économiques et sociales comme les impasses démocratiques qu’elles révélaient. Pis. En récitant l’histoire de l’Europe comme celle du déploiement d’un projet, on a ouvert la voie à son rejet "en bloc" au nom d’un improbable ADN de l’Union. Entre légende dorée et légende noire, un rapport mythique au "projet" européen est né qui semble nous condamner à choisir entre le statu quo d’une politique bruxelloise qui navigue à vue et le rejet intégral des "souverainistes".

Pour desserrer cet étau et s’arracher à ce jeu défensif, il faut donc plus que jamais refaire de l’histoire européenne et rappeler que l’Union européenne n’a jamais constitué ce "bloc" monolithique exempt de contestations et de conflits qu’on dessine rétrospectivement. Loin de s’être faite "en un jour", la pente actuelle de l’Europe est le fruit d’une multiplicité de bifurcations et tournants. Tournant dans les objectifs de l’Union, avec l’effacement progressif de ses objectifs sociaux (le "renforcement de la cohésion économique et sociale" ou l’"égalisation dans le progrès" évoqués par les traités de Rome) au profit des libertés de circulation et de la libre concurrence élevées au rang de socle fondamental. Tournant aussi dans les méthodes d’intégration, avec l’abandon du projet volontariste d’harmonisation (économique, sociale et fiscale) et de cohésion (fonds structurels, etc.) au profit d’un modèle de mise en concurrence généralisée des Etats, des entreprises et des individus (cf. benchmarking, principe de "reconnaissance mutuelle", etc.), etc. Tournant enfin dans les doctrines avec le passage d’une politique industrielle respectueuse des services publics à une préférence néolibérale de plus en plus affirmée pour les modes de gestion privée, la sous-traitance, voire la privatisation, etc.

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En ré-exhumant ces grands virages européens, on retrouve la trace de la multiplicité des "possibles européens" qui ont été progressivement écartés et qu’on a désormais complètement oubliés. Manière de se souvenir qu’il fut un temps où les syndicats avaient un représentant à la Commission et même à la Cour de justice. Un temps aussi où une planification européenne au service de la croissance était à l’ordre du jour. Un temps où l’Europe défendait une politique industrielle relativement indépendante de l’objectif de libre concurrence. Un temps enfin où les idées keynésiennes avaient aussi cours à la Commission. Non pas qu’il y ait jamais eu un "âge d’or" du "projet européen", tout à fait improbable dans une Europe dominée depuis toujours par l’horizon de l’unification des marchés et les libertés économiques ; mais pour se convaincre que l’Europe n’a en fait jamais été inscrite "dans le marbre", comme le veut aujourd’hui la rengaine.

Le Marché unique et la crise de la zone Euro ont bien sûr consolidé la pente ordolibérale de l’Union, mais cette dernière n’a pas cessé d’être traversée par des contradictions internes. Bien que défaits ou minorés dans le cours de l’histoire européenne, les projets européens alternatifs (harmonisation sociale, coopération fiscale, défense des droits de l’homme, promotion de l’égalité et de la démocratie dans l’Union, etc.) travaillent encore l’Europe de l’intérieur. Ce sont des "objectifs" et des "valeurs" inscrits au fronton des traités (la partie "Solidarité" de la Charte des droits fondamentaux, le Préambule du traité de Lisbonne qui évoque les "droits sociaux fondamentaux", etc.) qui permettent de pointer les "promesses non tenues" du projet européen. Ce sont des institutions, le plus souvent marginales, qui portent au sein de l’Union la parole d’une autre Europe (les fonds structurels, mais aussi le petit mais tenace comité européen des droits sociaux au sein du Conseil de l’Europe).

Ce sont enfin des groupes (syndicats de fonctionnaires européens résistant à l’introduction du New management public, ONG ­­­– tels CEO, Finance Watch ou AlterEU ­­­­– combattant l’emprise des lobbys sur le processus législatif européen, etc.) qui forment un embryon d’espace public critique. Ces réserves internes de démocratie et de critique qui existent malgré tout autour des institutions européennes ne suffiront pas à elles seules à réorienter le cours du projet européen. Mais c’est avec ces points d’appui et ces leviers qu’on pourra ré-ouvrir des marges de manœuvre politique et redonner un semblant de crédit à cette alternative démocratique européenne qu’Altiero Spinelli appelait de ses vœux.

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