Actualité Justice sociale en Europe

“La reprise n’est pas pour tous”

Selon le dernier Indice de la justice sociale de la fondation Bertelsmann (IJS), l’inclusion sociale augmente en Europe, au fur et à mesure que le marché de l’emploi se remet. Mais de nombreuses personnes sont encore menacées par la pauvreté, mettent en garde les auteurs du SJI pour 2016.

Publié le 23 novembre 2016 à 08:31

L'indice de justice sociale établit une comparaison entre les 28 pays de l'UE à travers six dimensions: la prévention de la pauvreté, l'éducation équitable, l'accès au marché du travail, la cohésion sociale et la non-discrimination, la santé, ainsi que la justice intergénérationnelle. Il révèle que les pays de l'UE sont très différents dans leur capacité à créer une société véritablement inclusive.
Le nouvel SJI montre une légère augmentation de la justice sociale dans l’ensemble de l’Union européenne. L’Europe deviendrait-elle plus juste ?
Daniel Schraad-Tischler Oui, dans certains secteurs, elle l’est. Le SJI de cette année indique que le niveau de la justice sociale dans l’UE n’a pas continué à décliner pendant deux années d’affilée. Nous avons au contraire remarqué de légères améliorations. La tendance négative des dernières années semble vraiment s’être interrompue, ce qui est une excellente nouvelle en soi. Toutefois, nous notons également plusieurs évolutions très problématiques.
Lesquelles ?
Daniel Schraad-Tischler L’inclusion sociale n’est revenue aux niveaux que l’on pouvait constater avant la crise financière de 2008 que dans cinq des 28 pays de l’UE – l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Luxembourg, la Pologne et la République Tchèque. De plus, il y a une vaste fracture entre l’Europe du nord et celle du sud. Il faut reconnaître également que certains pays du Sud durement frappés par la crise, comme l’Espagne, commencent à donner des signes de récupération économique. Mais lorsque l’on regarde la situation sociale, elle est encore désastreuse pour de nombreuses personnes, spécialement parmi les jeunes. C’est pareil en Grèce. En Italie au moins, le marché du travail se porte un peu mieux. Mais dans l’ensemble, la fracture entre le Nord et le Sud de l’Europe est encore énorme.
Christof Schiller Il y a également une grande fracture entre les générations. Les jeunes tendent toujours à avoir moins d’opportunités d’inclusion, par rapport aux plus âgés. Les seniors européens sont aujourd’hui moins exposés au risque de pauvreté qu’il y a deux ans, alors que les jeunes sont davantage exposés qu’il y a deux ans. C’est très inquiétant. Le chômage des jeunes est devenu un problème structurel, spécialement en Europe du sud. Mais il y a également des endroits, comme les pays Baltes, qui échappent à cette tendance générale. Les seniors y étaient exposés à un risque de pauvreté plus élevé que la moyenne, et ce risque a encore augmenté l’année dernière, alors que les jeunes étaient exposés à un risque bien moindre, et celui-ci a diminué. Nous avons également assisté à une poussée limitée du risque de pauvreté parmi les seniors en Allemagne.
Daniel Schraad-Tischler De plus , nous avons constaté une augmentation du risque de pauvreté ces dernières années chez les salariés à temps plein dans la plupart des pays européens, et cela, malgré le fait que la création d’emplois continue à progresser. La croissance n’atteint tout simplement pas tout le monde. Cela ne devrait pas être comme cela. Cela révèle que les marchés du travail sont compartimentés et que davantage de bas revenus sont laissés sur les côtés ces dernières années. Nous ne sommes pas capables de dire s’il s’agit d’une tendance sur le long terme, car en Allemagne, par exemple, nous ne sommes pas encore en mesure de prévoir l’impact du nouveau salaire minimum. La tendance que nous avons observée ces dernières années est elle-même très inquiétante.

L’augmentation globale de l’inclusion sociale parmi les pays européens est-elle un phénomène cyclique ?
Daniel Schraad-Tischler Il est difficile de dire à ce stade à quel point l’évolution que nous observons en matière de justice sociale en Europe constitue une inversion véritable et stable de tendance ou un phénomène passager qui disparaîtra dès que l’économie ralentira. Nous assistons à des améliorations modestes un peu partout sur le marché du travail en Europe. Même si cette tendance devait s’interrompre, il y a plusieurs raisons de penser que le niveau de la justice sociale va continuer d’augmenter. Mais, en fin de compte, la reprise économique est très faible dans de nombreux pays Européens, et elle pourrait rapidement s’interrompre suite à des chocs externes, comme une nouvelle crise bancaire.
Quels pays européens connaissent les problèmes d’inclusion sociale les plus importants à l’heure actuelle ?
Christof Schiller L’Espagne est une des grandes perdantes dans le classement de cette année, notamment parce qu’elle n’a pas encore affronté le grave problème de l’équité inter-générationnelle. La Roumanie et la Bulgarie, par ailleurs, enregistrent de piètres performances depuis des années. Celles-ci n’ont pas baissé de manière remarquable dans l’IJS de cette année ; elles ne font simplement pas suffisamment pour s’améliorer.
Daniel Schraad-Tischler Le groupe de tête contient également des pays qui ont connu un déclin constant, surtout pour ce qui est du marché du travail. La Finlande reste à la deuxième place, mais la situation a beaucoup empiré en termes relatifs. Le pays connaît un taux de chômage élevé parmi les jeunes et des problèmes dans sa politique d’intégration. En particulier, il a échoué à plusieurs reprises à intégrer les réfugiés dans le marché du travail. La Suède est encore un des pays les plus performants si on la compare aux autres, mais les immigrés ont nettement moins de possibilités d’intégration ici aussi.
Quels pays enregistrent les meilleures performances en matière d’opportunités d’inclusion sociale ?
Christof Schiller Le modèle nordique reste le plus performant en Europe, même s’il a montré certaines limites récemment. Cela dit, il est nettement meilleur que celui de la République Tchèque, des Pays-Bas, de l’Autriche et de l’Allemagne, qui viennent juste derrière dans le classement. Reste à voir si le modèle nordique va continuer à être le standard en Europe dans les années à venir. Les pays nordiques ont déjà commencé à lorgner du côté de l’Allemagne, en particulier pour ce qui est du marché de l’emploi. Et de son côté, cette dernière ne tire pas pleinement parti de son potentiel. Si l’on prend en compte la force de son économie, elle devrait être capable de mieux répartir les gains en termes de prospérité au sein de la société allemande. Nous devrions également observer encore davantage de progrès en matière de mobilité sociale.

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Comment est-ce que la crise des réfugiés affecte l’évolution de la justice sociale en Europe ?
Christof Schiller Il n’y a pas de doute que la question de l’intégration des réfugiés a contribué à la polarisation politique. De plus en plus de politiciens et de partis populistes exploitent politiquement à leur avantage les tensions quant à la redistribution. Nous ne sommes pas en mesure à ce stade de prévoir quel sera l’impact du flux de réfugiés sur la justice sociale en Europe. Une chose est toutefois certaine : la question de la cohésion sociale va devenir le principal problème de l’Europe dans les prochaines années.
Que réserve l’avenir en matière d’inclusion sociale en Europe ?
Daniel Schraad-Tischler Je suis plus optimiste quant à l’avenir que je ne l’étais il y a trois ans. La situation continue d’être dramatique dans certains pays, mais il y a de sérieuses raisons d’espérer. L’Irlande, la République Tchèque et la Pologne constituent autant de success-stories. L’Italie aussi semble avoir pris le bon chemin. Le gouvernement de Matteo Renzi a introduit ces dernières années des réformes pour moderniser un marché du travail obsolète. Mais cela met en évidence un problème général qui concerne la justice sociale : il faut souvent attendre 10 ou 15 ans pour voir si une réforme structurelle donnée produit des effets positifs au final. Si vous regardez l’Allemagne, la plupart des succès récents en matière économique et d’emploi sont le fruit de réformes lancées au début des années 2000. Les opinions divergent sur l’Agenda 2010, mais elle eu des effets structurels en Allemagne, et des effets positifs dans plusieurs secteurs. Je m’avancerai même à dire que les réformes qui ont été mises en place en Italie conduiront, en particulier pour les générations les plus jeunes, à de meilleures opportunités sur un marché du travail qui est actuellement dans un état déplorable.

Daniel Schraad-Tischler est Senior Expert à la Fondation Bertelsmann, où il dirige le projet Sustainable Governance Indicators (SGI). Il est co-auteur de l’Indice de la justice sociale 2016.
Christof Schiller est gestionnaire de projet au SGI de la Fondation Bertelsmann. Il est co-auteur de l’Indice de la justice sociale 2016.

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