Kiev, 6 septembre. Un député ukrainien de l'opposition devant un poster géant de Ioulia Timochenko sur lequel est inscrit : "Non à la répression politique".

Ioulia, le gaz et l’avenir européen

Le procès de l’ancien Premier ministre reprendra le 27 septembre, trois jours après la visite du président Ianoukovitch en Russie. Car entre Kiev et Moscou se joue une partie stratégique, dans laquelle l’Europe a aussi son rôle à jouer.

Publié le 23 septembre 2011 à 15:39
Kiev, 6 septembre. Un député ukrainien de l'opposition devant un poster géant de Ioulia Timochenko sur lequel est inscrit : "Non à la répression politique".

Le 5 août dernier, Rodion Kireev [le président du tribunal de Kiev], a ordonné l’incarcération de l’ex-Premier ministre ukrainien, dans la cellule n° 242 de la prison de Loukhanovka à Kiev, provoquant l’ire de ses sympathisants et de nombreux responsables politiques dans le monde. Ioulia Timochenko, qui se veut l’incarnation postmoderne de la passionnée Jeanne d’Arc ou de Berehynia, la merveilleuse divinité et mère mythique de l’Ukraine, a fait de son procès un reality show.

Le procès de Timochenko, à l’évidence politique, pourrait être considéré comme une triste confirmation du déclin progressif de la démocratie en Ukraine. Mais il s'agit de beaucoup plus que cela. A la frontière orientale de l'Union européenne se déroule une autre bataille stratégique : celle de l'avenir de l'ensemble de l'Europe orientale. Que l'Ukraine, un pays qui compte presque 50 millions d'habitants, tombe sous le contrôle de la Russie ou dans la sphère d'influence de l’UE déterminera le destin des autres petits Etats d’Europe orientale - la Moldavie, la Biélorussie ou encore la Géorgie.

Le procès, dont le verdict (7 années de prison ferme) est, selon l'avocat de Timochenko, déjà décidé [l’audience doit reprendre le 27 septembre] est un casse-tête tant pour l’UE que pour la Russie.

Comme l'écrivait en 1997 le politogue américain Zbigniew Brzezinski, l'Ukraine est pour la Russie une pièce maîtresse. Sans elle, la Russie perdrait son caractère d’ "empire eurasien". En en reprenant le contrôle, elle pourrait devenir "un empire puissant reliant l’Europe à l’Asie". Cela explique pourquoi la Russie presse sans ménagements le président Victor Ianoukovitch de signer avec elle un accord sur une union douanière [ce dernier se rend en visite à Moscou le 24 septembre].

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Ianoukovitch est certes proche de la Russie, mais pas assez pour céder totalement l’Ukraine. Afin d’équilibrer ses relations avec la Russie, il a fait le "choix stratégique" de se rapprocher de l’Union européenne. Il entend signer en décembre, à l’occasion du sommet UE-Ukraine, un accord historique de libre-échange. Mais la Russie lui a clairement dit : "Tu dois choisir, c’est soit l’un soit l’autre".

Tester les limites de la tolérance de l'UE

Voilà grossièrement dépeinte la situation de cette partie d’échec, dans laquelle Timochenko ne joue qu’un second rôle. Paradoxalement, son ancien ennemi, le Premier ministre russe Vladimir Poutine, avec lequel elle a signé un accord de livraison de gaz en 2009, est de son côté. C’est justement cette signature qui fonde les accusations portées contre elle. L’Ukraine paye actuellement un prix de gaz plus élevé que de nombreux pays européens. Logiquement, Poutine défend Timochenko (et lui à travers elle). Il enrage contre Ianoukovitch, affirmant que le contrat est tout à fait correct.

En poursuivant Timochenko, le président Ianoukovitch a fait de tous ses alliés potentiels des ennemis. Les observateurs tentent de comprendre ses motivations. Mais ils n’y trouvent guère de logique. Se débarrasser, tout simplement, de sa principale rivale des dernières élections pourrait être un motif. Mais avec ce procès, il ne fait que renforcer sa position en tant que leader de l’opposition.

Une autre raison, tout aussi vraisemblable, serait qu’il entend tester les limites de la tolérance de l’Union européenne pour un régime de plus en plus autoritaire. Mais il n’a récolté qu’un concert de critiques de la part de Bruxelles et des Etats européens.

Quelles que soient les motivations qui ont conduit au procès de Timochenko, une de ses premières conséquences pourrait être une répétition du chaos énergétique de janvier 2009, lorsque le gaz russe a cessé d’être acheminé en Europe à travers les pipelines ukrainiens et que des pays comme la Bulgarie et la Slovaquie ont commencé à avoir froid. En fait, en raison du prix du gaz, l’Ukraine menace de poursuivre la Russie dès octobre devant la Cour internationale d’arbitrage [de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international] à Stockholm.

L'avenir européen de l'Ukraine compromis

Encore récemment, Ianoukovitch pouvait au moins compter, en cas de litige avec la Russie, sur le soutien de l’Union européenne, qui tient beaucoup à l’Accord d’association avec l’Ukraine. Mais Timochenko se trouvant embarquée dans un procès politique (ainsi que des ministres de son ancien gouvernement, dont un est en prison depuis près d’un an sans avoir été jugé), tout est différent. "Quel signal lancerait l’UE à l’Afrique du Nord ou à la Biélorussie si elle signait, dans ce contexte, un accord de partenariat ?", s’interroge l’analyste Nico Lange dans le Financial Times.

Avec le procès de Timochenko, Ianoukovitch a compliqué sa position de façon incompréhensible, en Ukraine comme à l’étranger. Les observateurs ukrainiens s’accordent à penser que Timochenko a d’ores et déjà gagné, quelle que soit l’issue du procès. Son étoile (politique) commençait à s’émousser, les sondages ne donnaient que 10% d’opinions favorables à son parti La Patrie. Mais aujourd’hui, elle revient sur le devant de la scène et l’opposition divisée commence à parler d’union pour les élections législatives d’octobre 2012.

Timochenko est convaincue que les circonstances, le temps et la déraison de Ianoukovitch travaillent pour elle. Peut-être a-t-elle raison. Nul ne peut le dire avec certitude. Une chose est sûre en tout cas. Les circonstances, le temps et la déraison de Ianoukovitch travaillent contre toute l’Ukraine et contre son avenir européen. Car l’Europe pourrait en venir à perdre tout intérêt pour un pays, dont trois élections libres successives n’ont pas permis d’assurer une évolution démocratique.

Vu de Kiev

L’UE a une dette envers Timochenko

"Depuis quelques semaines, Kiev est littéralement submergée de déclarations et de mises en garde de la part de nos partenaires européens", constate l'hebdomadaire ukrainien Dzerkalo Tyjnia. "Du côté européen, on ne mâche pas ses mots : si la situation ne change pas, le processus de ratification d’un accord de libre-échange approfondi entre l’Ukraine et l’UE sera suspendu." Et, "pour l’heure, l’UE préfère maintenir le projet de traité au nom de son propre confort et de sa sécurité", poursuit Dzerkalo Tyjnia qui précise que les gazoducs ukrainiens sont un facteur important de la sécurité européenne.

"Après avoir été frôlés par le spectre glaçant de la pénurie durant l’hiver 2008-2009, les Européens préféreraient éviter de se retrouver dans une telle situation. Aussi suivent-ils très attentivement le développement du conflit russo-ukrainien portant sur la révision possible des contrats gaziers de 2009. Günther Oettinger, commissaire européen à l’Energie, s’est dit prêt à jouer les médiateurs entre l’Ukraine et la Russie. Les détails de cette aide européenne seront rediscutés pendant la visite d’Oettinger à Kiev, le 30 septembre.

Pour l'hebdomadaire,Reste la question de savoir "comment l’Europe agira si Timochenko était condamnée ? L’Union européenne se satisfera-t-elle d’une condamnation suivie d’une remise en liberté, Ioulia Timochenko se retrouvant dès lors inéligible ? L’UE ne peut donc que réagir. D’autant plus que les Européens estiment avoir une dette envers Timochenko. Pendant l’hiver 2008-2009, c’est à elle, en tant que Premier ministre, que l’UE en avait appelé pour que Kiev ratifie au plus vite avec Moscou un accord sur le gaz."

Lisez la version intégrale de cet article dans Courrier internationaln° 1090 du 22 septembre 2011.

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