Mariusz Szczygieł : “Les Tchèques sont les seuls à s’être inventé un héros inexistant”

Publié le 30 juillet 2012 à 16:34

Les francophones l’ont découvert avec Gottland, pour lequel il a remporté le Prix du livre européen en 2009. En République tchèque, le journaliste polonais Mariusz Szczygieł est une vedette car il est un de ceux qui savent le mieux décrire la mentalité locale et son humour caractéristique. Un talent que l’on retrouve dans un autre de ses livres, qui vient également d’être publié en français, Chacun son paradis.

"Ce n’est qu’avec mon psychothérapeute que j’ai pu comprendre pourquoi j’aimais tellement la Tchéquie, dit-il. Lorsque j’écris des récits ou des reportages sur l’histoire de la Tchécoslovaquie, sur des personnages qui me fascinent totalement – des types du genre kafkaïens-orwelliens – j’écris en fait tout le temps sur moi.”

Grand reporter, Mariusz Szczygieł a la bougeotte. Mais nous avons réussi à le trouver, au Wrzenie swiata, le café littéraire de Varsovie qu’il gère, tout comme l’Institut du reportage, avec des collègues journalistes du quotidien Gazeta Wyborcza.

Dans votre dernier livre, Láska nebeská [amour céleste/immense amour], qui n’est pour le moment publié qu’en Pologne, vous écrivez que les Tchèques ont été créés pour mettre les Polonais de bonne humeur. Qu’est-ce qui, chez les Tchèques, amuse tant les Polonais ?

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Tout d’abord, la langue. Le tchèque fait beaucoup rire les Polonais. "Amour céleste" signifie "baguette bleue" en polonais. "Amour" peut également signifier une jeune fille élancée ou un pénis. Lorsque j’entends du tchèque, je suis pris d’un orgasme métaphysique.

Lorsque les Polonais ne comprennent pas quelque chose, ils disent que c’est comme un "film tchèque". Cette année, au festival de Karlovy Vary, le réalisateur tchèque Marek Najbrt a présenté son film intituléPolski film [Film polonais]. Les critiques tchèques estiment que les Polonais ne peuvent pas le comprendre. Ne sommes-nous pas condamnés en quelque sorte à une incompréhension réciproque ?

C’est précisément pour cela que j’ai tant de travail. Je me sens un peu comme un traducteur de la culture tchèque. Certains traduisent des livres, moi je traduis la culture. Et mon travail ne sert pas seulement la Pologne. Il sert l’Europe en général, dans la mesure où mes livres sont publiés dans d’autres pays que la Pologne.

Dernièrement, un ami m’a offert un livre intéressant sur l’art de l’affiche en Tchécoslovaquie. En Pologne, le film tchécoslovaque Le Miroir aux alouettes, de Ján Kadár et Elmar Klos, qui a remporté un Oscar [Meilleur film en langue étrangère en 1966], était qualifié sur les affiches de "drame psychologique". En Tchécoslovaquie, il était présenté comme une "tragicomédie". Les Amours d’une blonde, de Miloš Forman [1965] était décrit en Pologne comme un "célèbre drame psychologique", tandis qu’en Tchécoslovaquie, il était annoncé comme une "comédie". L’affiche tchèque de Morgiana [film de Juraj Herz sorti en 1972] montre une femme qui sourit, l’affiche polonaise une femme saisie par une effroyable angoisse, un crâne humain posé sur la tête.

Il existe en Pologne un goût pour la littérature, le théâtre et le cinéma tchèques. Dans vos livres, vous parlez souvent de Bohumil Hrabal, Jaroslav Hašek, Ota Pavel, ainsi que des films de Zdenek Svěrák et Petr Zelenka. Ces écrivains et réalisateurs ont-ils quelque chose en commun pouvant expliquer cet intérêt ?

En Pologne, on a le sentiment qu’ils ne prennent pas la vie trop au sérieux. La capacité de distanciation, plus encore que la capacité de porter un regard distancié sur soi est un trait fondamental de la culture tchèque. Par exemple, Après la création de l’Etat indépendant de la République tchécoslovaque en 1918, il a été demandé en gage de reconnaissance à Alfons Mucha, considéré alors comme le peintre tchèque le plus célèbre, de dessiner les premiers billets de banque du pays. Sur les billets de 100 couronnes, il a immortalisé sa femme Maruška, et sa fille Jarka sur ceux de 10 couronnes.

Cette histoire me plaît beaucoup, car c’est encore un exemple de l’absence d’arrogance de la culture tchèque. Pouvez-vous imaginer un Etat, dans lequel un artiste représenterait des personnes de sa famille sur les billets de banque ? En Pologne ? Totalement exclu. Ce sont des héros qui doivent figurer sur les billets de banque.

Je sais, bien sûr, que la culture tchèque est également baignée de religion, de métaphysique, d’affect dépressif et de lyrisme, mais tout cela n’intéresse pas la plupart des Polonais. Ce qui les passionne, c’est la joie tchèque. Et moi, j’essaye juste d’expliquer que ce sentiment prend souvent sa source dans une forme de tristesse, qui est comme une sorte de planche de salut. C’est d’une certaine manière un mécanisme d’autodéfense.

Dans votre nouveau livre, vous défendez la thèse selon laquelle la mentalité tchèque élève le quotidien, parce qu’elle ne croit ni en Dieu ni en une vie après la mort. Pourquoi les Polonais, bien que croyants pour la plupart, sont-ils autant touchés par cette vision du monde ?

Du sommet du Mont Myrtille, près de Zlaté Hory, on aperçoit la frontière tchéco-polonaise. Il y a là un bistrot sur le mur duquel figurent des inscriptions écrites dans les deux langues. Le "bistrotier" tchèque met à jour quotidiennement le calendrier des jours de fête en République tchèque et en Pologne. Un de mes amis y est allé plusieurs fois. Un jour, le gérant l’a invité à passer dans l’arrière-salle et lui a montré un tableau bilingue qu’il a été contraint d’enlever et de remiser au placard suite à de nombreuses sollicitations de touristes polonais. Savez-vous ce qui était écrit dessus qui a tellement effrayé mes compatriotes ? "Tant que tu es en vie, mange et bois, car tu ne connaîtras aucune joie après ta mort".

En résumé, nous sommes catholiques, convaincus de détenir la vérité, et pensons que le catholicisme répond à toutes les questions. Et puis comment peut-on s’autoriser à ne pas croire en Dieu ? Les Tchèques se considèreraient-ils meilleurs que nous, parce qu’ils ne craignent pas Dieu ? En voilà, de l’insolence.

Cette tendance qu’ont les Tchèques à privilégier le quotidien est liée à une certaine paresse, à ce mot qu’ils affectionnent particulièrement : "pohoda" [tranquille]. Tandis que les Polonais s’engagent en combattants, les Tchèques ont toujours choisi des chemins plus faciles. Cette considération vaut notamment pour leur lutte contre le communisme, dont le point d’orgue fut la révolution de Velours en novembre 1989. Nous avons quasiment été le dernier pays à voir le Rideau de fer tomber...

En somme, c’est quelqu’un d’autre qui a fait la Révolution de Velours à votre place. Le communisme s’étant effondré partout ailleurs en Europe, il était inéluctable que cela finisse par arriver en Tchécoslovaquie. Quand les premières élections législatives libres, non communistes, ont été organisées en Pologne, le 4 juin 1989,Václav Havel dormait toujours en prison.

Le film Zvláštní bytosti [Etranges créatures] du réalisateur tchécoslovaque Fero Fenič raconte la dernière nuit du communisme. Fenič l’avait prédit, car il a tourné son film en février 1989. Le problème à l’époque, comme il l’a expliqué plus tard, c’était qu’aucun acteur tchèque ne voulait jouer le rôle principal. Alors des acteurs polonais l’avaient joué.

Une amie m’a raconté qu’un jour de novembre 1989, ses grands-parents passèrent en tramway sur la Place Venceslas [endroit symbolique de Prague où eurent lieu les manifestations]. Ils lui apportaient un gâteau d’anniversaire pour ses 3 ans. Ils restèrent bien évidemment dans le tramway, même s’ils savaient pourtant parfaitement qu’un évènement historique était en train de se dérouler là, devant leurs yeux. "Nous avions un gâteau et notre petite fille nous attendait", expliqua la grand-mère. "Et puis, ajouta-t-elle, on verra tout à la télévision.

Les Polonais célèbrent l’héroïsme, le courage ou encore le patriotisme. Ces valeurs ne parlent absolument pas aux Tchèques. Comment pouvez-vous expliquer cela ?

Mon Dieu, mais ce n’est pas vrai que ces valeurs ne parlent pas aux Tchèques. Peut-être seulement qu’ils n'en parlent pas explicitement. Leur patriotisme se manifeste dans la façon dont ils cultivent leur jardin et prennent soin de leurs villes et de leurs villages, qui semblent tout droit sortis d’un conte de fées. Même la croyance en Jára Cimrman, le génie tchèque qui n’existe pas, qui ne peut être comparé qu’avec Léonard De Vinci, est l’expression d’une certaine forme de patriotisme. Le peuple tchèque est la seule nation à s’être inventée un héros inexistant. Et il en est sacrément fier. Le patriotisme, ce n’est pas seulement se battre pour son pays.

Pensez-vous que malgré toutes ces différences culturelles, il existe un espoir que le Láska nebeská [l’amour céleste] que portent les Polonais aux Tchèques devienne réciproque ?

Sans doute. C’est une bonne chose que beaucoup de Tchèques, après leur séjour en Pologne pendant l’Euro de football, aient déclaré : "Les Polonais sont super, tout était parfaitement organisé". Il manque peu de choses pour que les Tchèques se mettent à apprécier les Polonais.

(Sur la photo : Mariusz Szczygieł en compagnie de l'artiste tchèque David Černý)

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