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“On aime les Bohémiens dans les arts, moins au fond de notre jardin”

Publié le 28 septembre 2012 à 12:28

L’exposition “Bohèmes” qui se tient au Grand Palais, à Paris, jusqu’au 14 janvier, est une occasion rare d’entrer dans un univers qui fascine et intrigue depuis des siècles. Dans une spectaculaire mise en scène, Picasso, Van Dongen ou Van Gogh, côtoient les souvenirs du Chat Noir et du Lapin Agile, et des exemples de l’Art dégénéré de Munich. Pour Sylvain Amic, directeur du musée des Beaux-Arts de Rouen et commissaire de l’exposition, présenter une telle exposition en plein débat sur les Roms en France n’est pas (seulement) un acte politique.

Le terme “bohème” tient-il dans une définition ?

Sylvain Amic : Les termes par lesquels on a désigné ces populations, contiennent, dès le départ, énormément de malentendus. On va appeler les gens Tziganes parce que leur groupe s'appelle Tziganorum. On va les appeler Bohémiens parce qu'ils passent par la Bohème. On va les appeler Egyptiens parce qu’un autre groupe s'appelle Egyptanos. Dès le début, ils sont une réalité multiple, insaisissable, avec un mystère autour de leurs origines.

Le terme “bohème” en lui-même, est une invention française : c'est en France, pendant la Monarchie de Juillet (1830-1848), que des artistes inventent un “itinéraire bis” pour faire triompher une nouvelle vision de l'art. On va les appeler très naturellement bohémiens parce qu'ils transgressent toutes les règles et tous les tabous. C'est exactement ce que font les Tziganes à cette époque, et c'est loin d'être un compliment. Ils sont même considérés comme la lie de la société. Mais, comme souvent dans l'histoire de l'art, ce qui est un commentaire dégradant va être repris comme un drapeau. Rappelez-vous fauve et fauvisme ou impression et impressionisme.

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Baudelaire invente, à partir du mot bohème - ces jeunes gens qui ne vivent pas comme les autres, qui ont une vie libre, en marge, qui ne pensent pas au lendemain et qui ne respectent pas les règles - le bohémianisme, c’est-à-dire le culte des sensations multipliées. Tout de suite, il ajoute une référence à Franz Liszt, parce que le compositeur hongrois lui avait offert son traité sur les Bohémiens et la musique en Hongrie.

Le parcours de l'exposition donne l'impression d'être en réalité le parcours d'une incompréhension, séculaire, profonde, des peuples nomades. Des Roms. Pensez- vous que cette exposition puisse changer les préjugés, ouvrir les esprits ?

C'est une incompréhension certes, mais les Bohémiens arrivés en Europe ont fasciné d'emblée. La première “archive” que nous avons est une phrase d’un échevin d'Arras [conseiller municipal de l’époque] qui écrit en 1419 : “Merveille venue d'Egypte.” Ils fascinent toujours, par leur origine mystérieuse, par le fait de savoir dire la bonne aventure... Bien sûr cela surprend, cela étonne et intrigue et donc, cela alimente les fantasmes, comme par exemple le vol d’enfant, très courant dans l’imaginaire ancien [et même actuel, dans certains pays de l’Est]. La nouvelle de Cervantès, La Gitania, la petite gitane, et même les écrits de Victor Hugo reprennent ce thème avec Esméralda [dans Notre-Dame de Paris], qui est elle aussi une enfant volé.

Il y a aussi de grands mythes complètement factices créés parce que ce sont ces populations qui sont montrées de doigt quand on veut trouver un coupable. On dit : Christ a été mis sur la croix, les Juifs ont crucifié, les Bohémiens ont forgé les clous. Le Juif errant n'est pas très éloigné du Bohémien sur la route. Ce sont des représentations de victimes toutes désignées.

Prenons l’exemple de Louis XIV : il se déguise en bohémien, soi-disant égyptien, pour un ballet de Lully mais quelques années plus tard, il édicte une loi qui condamne les Bohémiens aux galères, leurs femmes et leurs enfants aux hôpitaux et à la prison. Et il a précisé dans son édit qu'il interdisait aux pouvoirs locaux de les protéger. Car il savait que les seigneurs portaient beaucoup d'intérêt à cette petite troupe qui sert de main d'oeuvre supplétive, qui apporte une connaissance du monde animal - des chevaux en particulier - qui fournit parfois une compagnie de soldats, sans oublier le divertissement et le mystère. Depuis toujours, il y a cette tension entre acceptation et rejet, entre une proximité locale et un pouvoir central qui cherche à les ranger dans des catégories.

Ces lois ont toujours échoué parce que lorsqu’on a voulu les appliquer, on s’est rendu compte qu’elles étaient basées sur un fantasme qui ne correspondait pas à la réalité. Tout au long de l'histoire, on reste dans un trouble entre imaginaire et réel. Nous sommes encore dans ce trouble-là aujourd’hui. Notre exposition veut modestement montrer que l'apport de ces populations à notre culture est ancien, et qu’il est majeur lorsqu’on pense à des artistes comme Baudelaire, Liszt ou Courbet tous les trois fascinés par les Bohémiens, dont ils ont tiré l'audace de briser les tabous. On ne peut que leur tirer notre chapeau.

Vous affirmez que les Roms ont contribué à la construction européenne et que lorsqu’on l’aura compris, on pourra enfin avancer...

Sans me prendre pour un anthropologue ou un historien des Roms - je suis un historien de l'art - je pense que le cadre européen pourrait faciliter les choses. Faire d’une nation rom une sorte de nation transfrontalière peut être une forme de danger. Ces gens ont des nationalités, il y a des Français, des Hongrois, des Suisses, des Anglais, etc... Il ne faut pas faire de l’Europe une sorte de Kurdistan rêvé. Et ce sont des gens qui sont, la plupart du temps, sédentaires de longue date. Seule 4 % de la population rom est vraiment nomade. Il ne faut pas priver ces gens de leur citoyenneté.

Dans sa conclusion, cette exposition apporte un élément purement artistique au débat, le fait que l’on est tous porteurs de cet imaginaire. On fredonne tous “Ma Bohème”, “Mon pote le Gitan”, ou “Viens voir les Bohémiens”, pour ne parler que du répertoire de Charles Aznavour. C’est un symbole très intégré dans notre imaginaire collectif et personnel, et si on le reconnaît, simplement, on aura fait un progrès.

Dans le contexte actuel, avec l'expulsion des Roms et le démantèlement de leurs ghettos en France, votre exposition semble porteuse d’un message politique.

Nous sommes dans une schizophrénie depuis toujours. Nous avons des représentations qui nous satisfont beaucoup, on aime les Bohémiens dans la littérature, la peinture, mais on les aime beaucoup moins au fond de notre jardin. On est encore prisonniers des images. Mais nous devons affronter le réel. Ce n'est pas une exposition politique, sauf au sens où, faire entrer les Bohémiens au Grand Palais, c'est déjà un acte politique. C'est une exposition d'art qui veut faire émerger ce sujet dans le paysage artistique qui l’ignore, pour l’instant.

* illustration : Bohémiens en voyage, huile sur toile de Achille Zo, vers 1861 - Musée Bonnat-Helleu, musée des Beaux-Arts de Bayonne

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