unknows Entretien avec Luuk van Middelaar

“Il ne faut pas avoir peur de la contre-démocratie”

Publié le 27 mars 2013 à 15:50

Luuk van Middelaar est ce que l’on appelle un observateur engagé. Philosophe et historien, il est l’auteur de l’un des livres sur l’Union européenne les plus stimulants de ces dernières années, Le Passage à l’Europe, Histoire d’un commencement, qui lui a valu plusieurs prix, dont celui du Livre européen en 2012. Mais ce Néerlandais de 39 ans est aussi depuis 2009 au coeur du système qu’il décortique, puisqu’il est l’un des conseillers, et la “plume”, du président du Conseil européen, Herman Van Rompuy.

C’est avec ce double regard que, de passage à Paris pour une conférence à la Maison de l’Europe, Luuk van Middelaar a remis en perspective la crise et les mutations que traverse l’Union. D’une part, cette dernière est aujourd’hui divisée entre les pays de l’euro et les pays sans euro, constate-t-il. D’autre part, “l’Europe a deux coeurs : le marché commun, et l’euro, qui constitue un transfert de souveraineté immense et sous-estimé. Les Etats en tirent aujourd’hui les conclusions, et c’est parfois très douloureux”.

De fait, note l’historien, “la politique européenne devient de plus en plus intérieure”. Mais cette évolution ne peut pas uniquement se faire par un équilibre entre Bruxelles et les chancelleries nationales. L’UE “a besoin d’une légitimité démocratique nationale et européenne”. De ce point de vue, estime Luuk van Middelaar,

Le public européen est comme le choeur, qui observe la scène mais y participe aussi et la commente. Il devient acteur quand il vote, mais aussi quand il manifeste dans la rue pour exprimer son mécontentement. Le public européen cherche les moyens pour se manifester en tant que public actif. De plus en plus, les élections nationales ont un enjeu européen. Lors des élections italiennes, le débat a été pour se définir par rapport à l’Europe. Le vote des Italiens a été un acte, un message. Il ne faut pas avoir peur de ce que Pierre Rosanvallon appelle “la contre-démocratie”.

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Les élections européennes de 2014 seront donc un rendez-vous crucial. Mais alors que beaucoup militent pour que le président de la prochaine Commission européenne soit désigné dans les rangs de la famille politique qui aura remporté le scrutin, Luuk van Middelaar observe que

cette politisation, qui peut renforcer la Commission, peut aussi nuire à sa neutralité dans sa fonction de gardienne des traités. La Commission a de nouvelles attributions (en matière de contrôle des budgets nationaux, en particulier), pour lesquelles il est nécessaire d’être neutre. Se pose aussi la question du public, et de sa déception. Car la Commission n’aura pas les pouvoirs, pas les moyens de bousculer le système. De manière plus générale, cela pose le problème du pouvoir exécutif : qui est en mesure de prendre les décisions pour l’ensemble du club des Etats membres ? Je suis contre les fausses bonnes idées, et celle de faire directement élire le président de la Commission européenne en est une.

Après cette conférence, nous avons poursuivi la discussion avec Luuk van Middelaar dans une brasserie du Marais, en compagnie de l’équipe de la Maison de l’Europe. Au menu, pot au feu, rognons de veau et la crise du sentiment européen. Ce que le philosophe, historien et conseiller politique appelle la “quête du public”. “Quand on a commencé à construire l’Europe, le mot ‘européen’ a commencé à perdre de sa substance”, rappelle-t-il :

On ne parlait plus de nous comme des Européens, car le monde de la Guerre froide était divisé en trois : l’Ouest, l’Est et le Tiers-Monde. Le mot “européen” a acquis une signification idéologique. “Les Européens” étaient les bâtisseurs de l’Europe, ceux de la sphère interne [définie dans son livre comme les institutions communautaires] plutôt que de la sphère externe [celle du continent européen dans son ensemble]. Cela a commencé à changer avec 1989 et la réunification de l’Europe, donc un mouvement historique, et avec des actions comme la mise en avant du drapeau européen ou le programme Erasmus. D’une certaine manière, nous restons incapables de nous voir nous-mêmes comme des Européens, sauf si allons ailleurs dans le monde. Mais même si la crise crée des tensions nouvelles entre les peuples, ces tensions naissent du fait même d’être Européens.

Cette crise, et ces tensions, on le sait, testent depuis trois ans les institutions et la gouvernance de l’UE. Comment l’auteur du Passage à l’Europe, écrit en 2009, analyse-t-il cette évolution ?

Le processus de décision est le même. Le Conseil européen continue de se saisir des cas exceptionnels. La différence est que cela se joue sur la durée. Mais il y a un basculement plus profond. La crise grecque a mis à l'épreuve la méthode communautaire, dans le sens où l'Union se cherche un autre type de pouvoir décisionnel. Commander un livre blanc sur la soutenabilité des finances publiques ne marche pas sous la pression du temps. Il fallait agir hors des règles, du moins dans un premier temps, et ensuite absorber le choc, par exemple en intégrant les institutions. Le résultat des décisions des chefs d'Etat et de gouvernement, c'est que la Commission européenne a plus de pouvoirs que jamais, pour la supervision, la recommandation ou la mise en oeuvre. Le Conseil européen reste impliqué comme lieu où l’on doit pouvoir coordonner des politiques nationales différentes. Après la crise, il y a deux hypothèses. Soit on retrouve la situation d’avant, avec le Conseil en retrait, soit on se rend compte que quelque chose a changé. On n’échappe pas sans doute plus à une coordination plus intense des politiques économiques.

Les Vingt-Sept auraient-ils géré la crise différement sans Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, “patron” de Luuk van Middelaar ? “On aurait eu la présidence tournante du Conseil”, répond ce dernier, sans aller jusqu’à préciser qu’à part la Pologne, aucun grand pays n’a présidé le Conseil, au contraire de l’Irlande et de Chypre, affaiblis, ou de la Hongrie, largement discréditée. ”Le traité de Lisbonne [instituant le poste de président du Conseil] est entré en vigueur au moment où la crise a éclaté. La crise et ce changement ont joué un rôle.” Difficile, donc, d’évaluer ouvertement l’apport de Van Rompuy.

Et le penseur passé de l’autre côté du miroir, quelle leçon, tire-t-il de son expérience ? ”Quand j’ai écrit Le Passage à l’Europe, je pensais que les événements décisifs viendraient de l’extérieur de l’UE, pas de l’intérieur. Mais ils confirment mes analyses sur le caractère événementiel de la politique européenne. La politique est une affaire qui s’inscrit dans la durée, mais aussi dans l’anticipation.”

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