Entretien Europe et démocratie
Claude Alphandéry chez lui, à Paris, en juin 2016. | Photo : GpA Claude Alphandéry 01

Claude Alphandéry nous disait : “Ce qu'on a fait il y a soixante ans, nous pouvons le refaire aujourd'hui”

Grande figure de la résistance et de l’économie sociale et solidaire (ESS), Claude Alphandéry nous a quittés le 26 mars, à 101 ans. En 1941, il s’engagea dans la Résistance. Témoin de toutes les luttes, il fut militant communiste, expert économique à l’ONU, banquier ou encore chef d’entreprise, et fondateur, entre autres, du Labo de l’ESS et de France Active.

Publié le 28 mars 2024 à 09:11
Claude Alphandéry 01 Claude Alphandéry chez lui, à Paris, en juin 2016. | Photo : GpA

Certaines rencontres vous marquent à jamais, celle avec l’immense Claude Alphandéry, disparu le 26 mars à 101 ans, était de celles-là : lumineuse, droite, solaire. Dans ce qu’il dégageait d’énergie, de volonté et d’optimisme, et dans la même seconde, de présence et de lucidité, de gravité même, derrière son immense sourire, lui qui avait traversé toutes les épreuves du siècle dernier ; dans ce qu’il dégageait de précision, cherchant toujours le mot juste, l’esprit encore frais de la résistance au cœur, résistance dont il fût l’une des chevilles ouvrières, un héros, œuvrant aux côtés de Jean Moulin.

Il irradiait cette détermination extraordinaire tout autour de lui. 

J’ai eu la grande chance de le croiser dans plusieurs réseaux, et comme beaucoup d’autres chanceux, de l’écouter, de l’interroger, et de l’écouter encore. Il demeurera une source d’inspiration en ce que la “lutte” ne doit jamais faillir, quand bien même on prendrait de l’âge. Face à Claude Alphandéry, cet argument ne tenait pas une seconde ! Il avait pas loin de cent ans la dernière fois que je l’ai rencontré, et il n’avait pas perdu une once de motivation, de sens des priorités, de volonté pour faire advenir une économie transformatrice, une économie sociale et solidaire au service de l’Humain et de la société, respectueuse du vivant dont elle dépend. Ce modèle était le plus à même, selon lui, d’apporter les bonnes réponses aux enjeux socio-économiques du 21e siècle.

Sa disparition nous oblige. Tout comme sa vie entière d’engagements nous oblige à croire en la possibilité d’une Europe débarrassée de ce clair-obscur, dont on pressent qu’il est au risque de noyer le projet européen dans ce pourquoi même elle avait été bâtie au sortir du dernier conflit mondial. 

Dans un mail envoyé à ses amis et camarades, écrit sur son lit d’hôpital lorsqu’il sentait ses forces le quitter, et publié par l’Obs, il nous intimait, à l’approche des élections européennes : “Agissez comme si vous ne pouviez pas échouer”. 

Nous publions des extraits d’un entretien qu’il nous avait accordé, à son domicile, face à la Seine, un jour de soleil éclatant. Il découvrait ce jour-là Voxeurop avec une très grande curiosité et un très grand intérêt, nous posant des questions et hochant la tête en approbation de l’ambition de notre coopérative européenne de rendre compte des principaux défis auxquels font face les Européennes et Européens, toutes nationalités et langues confondues. Par-delà toutes les frontières de l’esprit. 

Il nous avait vivement encouragés et, peut-être, sans cet encouragement, ne serions-nous pas ici… Merci, Monsieur Alphandéry.

Catherine André


Voxeurop : Résistez-vous encore aujourd’hui ?

Claude Alphandéry : Oui, encore ! Autrefois, on résistait contre la barbarie, contre l'oppression brutale : on résiste maintenant contre des oppressions moins brutales, mais plus sournoises. Mais ce sont deux formes de la même résistance. Je tire pour ma part toute une série d'enseignements de cette période de la Résistance. La Résistance, c'était plein d'initiatives : des petits journaux, des actes de liberté, d'indépendance, de protestations, des manifestations, etc, mais elles étaient complètement dispersées, et elles n'avaient de ce fait pas d'impact important, disons de 1940 à 1943. Les mouvements étaient très divisés : il y avait des communistes, des gaullistes, et parmi ces derniers on comptait dix mouvements différents... Quand Jean Moulin m'a demandé de me rendre dans la Drôme au printemps 1943, c'était un vrai merdier : tout le monde était contre tout le monde, les communistes contre les gaullistes, les gaullistes étaient divisés entre eux, les catholiques contre les protestants, la Drôme du Sud contre la Drôme du Nord... Il fallait mettre de l'ordre, il fallait arriver à mettre du lien entre tout ça. 

On a été obligés d'organiser plusieurs dizaines de maquis, et c'est là que l'unité s'est faite, parce qu'il fallait les organiser et les sécuriser. Une fois les gens arrivés sur place, il a fallu les occuper. Ils venaient de partout et étaient pour la première fois de leur vie “désoccupés”, loin de chez eux. En dehors des coups de main qu’ils donnaient, ils s'ennuyaient et ne savaient pas quoi faire. On a donc commencé à discuter. On a beaucoup parlé. C'est ça qu’il s'est passé : ils sont venus, d'abord pour résister à la déportation, pour chasser les Allemands, puis ils ont commencé à parler de démocratie, de démocratie sociale, etc. Le programme du Conseil national de la Résistance, qui aurait pu être uniquement conçu par le haut, venant de Londres et des partisans du Général de Gaulle, les personnes dans les maquis se le sont approprié. Ce fut déjà le programme des citoyens. 

Claude Alphandéry 02

Peut-être est-ce une façon de réécrire l'Histoire à ma façon, mais je pense que c'est précisément comme cela qu'il faut faire aujourd'hui de la résistance, pour faire une Europe qui ne soit pas uniquement une Europe de l'argent, mais une Europe respectueuse de l'Homme et de la Nature. Il faut partir de toutes les initiatives formidables qui existent. En France, je les connais assez bien, je les ai suivies avec France Active ou avec le Conseil national de l'Insertion par l’activité économique. Mais je me rends bien compte qu'il en existe dans plusieurs pays, en Italie, en Allemagne, en Belgique, et sans doute dans les pays de l'Europe de l'Est. Je veux leur donner un message d'espoir : ce qu'on a fait il y a soixante ans, on peut le refaire aujourd'hui. 


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À l'époque, la Résistance luttait contre l'occupant nazi. Vous évoquez la résistance contre les puissances financières, mais il y a aussi une autre forme de menace, celle de l'extrême droite et des nationalismes. 

Oui, ils demeurent des menaces. D'autant plus que l'Europe est ce qu'elle est. Si elle était l'Europe des citoyens, elles n’en seraient pas. Mais nous sommes dans l'Europe de l'argent et du commerce. Mais il est indispensable qu’elle soit une Europe pour tous ses citoyens. Après la crise économique de 2008, elle est devenue l'Europe de l'austérité. Les partis d'extrême droite se sont développés sur cette insuffisance et ce mécontentement de la population. La lutte pour l'Europe, c'est la lutte contre l'extrême droite, mais aussi contre une Europe dont la finalité financière ne tient pas compte des problèmes sociaux et écologiques.

Depuis la crise de 2008, une partie de ces politiques d'austérité ont été menées par des partis de centre-gauche. 

C'est aussi sans doute pour cela que les partis de centre gauche ont cessé d'intéresser les gens et que ces derniers se sont tournés vers d'autres partis, ou vers l'abstention et vers l'inertie. Dans certains pays, au nom de la lutte contre les technocrates financiers, l’extrême droite a mis au point un programme de destruction de l'Europe qu'elle appelle souverainisme, et qui demande la suppression des règles imposées par les élites économiques car elles n'ont fait qu'appauvrir la population. Mais au nom de cela, elle demande à ce qu'il n'y ait plus de règles du tout, et donc qu'il n'y ait plus d'Europe. 

La poussée écologiste a montré qu'il y avait des gens qui se battaient pour une Europe au développement social et durable.

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Vous avez connu la fin de la démocratie en Europe à la fin des années 1930, l'essor de la démocratie libérale moderne dans les Trente Glorieuses. Aujourd'hui, plusieurs personnes se demandent si on n'est pas dans une phase de régression démocratique. Voyez-vous une forme de recul ou de résignation dans l'opinion publique vis-à-vis de la démocratie ?

À la Libération, après ce terrible conflit et la crise des années 1930, il y a eu un mouvement important en Occident vers une démocratie sociale, avec ce programme du Conseil national de la Résistance en France. Le New Deal a continué aux Etats-Unis dans les années qui ont suivi. Jusqu'en 1991, l'Europe de l'Est était couverte par le communisme, et quand [les peuples] s’en sont libérés, ils ont essayé de monter une démocratie à l'occidentale. 

Tout cela a connu une sorte de retour dès la fin du choc pétrolier avec ce que nous appelons la fin des Trente Glorieuses, et qui s'est manifesté en Angleterre par la politique de Margaret Thatcher, ou de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Il y a eu comme un retour du balancier, mais apparemment pas sur les pratiques démocratiques. Demeuraient la liberté de la presse, les partis politiques, le Parlement. Mais on a assisté à la montée d’une domination de plus en plus grande des groupes financiers. En même temps apparaissaient le mondialisme, les nouvelles technologies et une financiarisation de l'économie : trois facteurs essentiels de domination du capital sur l'ensemble de la vie. 

Dans les années 1930, quel a été le rôle des médias ? 

Franchement, les grands journaux français ont été déplorables. La plupart des grands journaux dits démocratiques étaient pour le compromis constamment. Il y avait en plus une presse d'extrême droite virulente, antisémite, Candide ou Gringoire avaient une place sans commune mesure avec Valeurs actuelles ou les autres journaux d'extrême droite de nos jours. La majorité de la bourgeoisie les lisait.

En face, il y avait Marianne et Vendredi. À cette époque, non seulement il n'y avait pas les réseaux sociaux, mais il n'y avait pas non plus l'influence de la télévision, qui n'existait pas, et la radio n'avait pas une influence considérable. Ce sont vraiment les journaux qui jouissaient d’une influence considérable, mais qui n'allait pas dans le bon sens, ni en France ni en Angleterre. 

Comment se fait-il qu'à un moment une société bascule vers des régimes ou des politiques anti-démocratiques? 

Dans l'entre-deux guerres, c'est vraiment la crainte du bolchevisme, voire du socialisme qui a fait basculer les gens qui votaient radical. Aujourd'hui, je suis très frappé de voir comment l'idéologie de droite a progressé, en France – et sans doute aussi en Angleterre et dans tous les pays occidentaux – contre la fonction publique et les impôts. 

Il s'agit surtout de la grande bourgeoisie. Les classes moyennes, selon qu'elles soient supérieures ou inférieures, ne réagissent pas de la même façon. Elles peuvent réagir en allant vers Macron, en voulant garder tout ce qu'il y a de progrès de la démocratie formelle, les libertés individuelles, les progrès sociétaux, ou elle réagit à la manière de l'extrême droite.

En France, c'est de nouveau la peur, mais une autre forme de peur que celle de l'entre-deux guerres : la peur de l'immigration massive. 

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Peur du déclassement, de la fin de l'ascension sociale qui était promise ? 

Cela concerne plutôt la bourgeoisie moyenne et inférieure : le déclassement, la difficulté de vivre en ville ... La transformation de la vie, c'est aussi la peur des nouvelles technologies, la transformation des métiers. Tout cela est surplombé par une toute petite fraction surpuissante qui tire son épingle du jeu en jouant des nouvelles technologies, de la mondialisation, de la financiarisation, comme les GAFA.

Vous parlez beaucoup du rôle clé des puissances financières. Vous êtes une grande figure de l'économie sociale et solidaire. Pensez-vous qu’il y a une possibilité d’ouverture, en France ou en Europe, pour un autre type de relations sociales et économiques, pour un nouveau modèle de société ? Demeurez-vous optimiste ?

On a accompli beaucoup de choses qui perdurent et se développent aujourd’hui. Il y a énormément de choses qu'on ne faisait pas il y a dix ans et qu'aujourd'hui on fait bien. Sur le plan de l'emploi, de l'énergie, de l'alimentation, même dans la culture, dans les soins, les services aux personnes handicapées. Les difficultés mêmes de financement et de gestion font surgir une intelligence collective et une créativité tout à fait remarquable.

C'est plus connu et plus reconnu qu'il y a dix ans, on en parle beaucoup plus dans les médias. Mais même quand on en parle, on ne fait jamais le lien entre ce qui se passe en matière d'emploi ou d'économie d'énergie, ou d'énergies renouvelables, ou d'alimentation saine, ou d’agriculture biologique, ou de commerce équitable... Il s’agit de petites solutions qui ne changent pas les modes de production, de consommation, d'échanges, voire de décision, de gouvernance. On n'est pas encore au niveau de la transformation démocratique. 

Je citais l'expérience de la Résistance : il faut du temps. Le déclic, la bascule, cela se fait quelquefois de façon totalement improbable. L'Histoire, ce sont des mouvements lents, et brusquement un déclic... C'est l'aile du papillon. Je suis optimiste.

Pendant la Résistance justement, y avait-il une croyance en une autre solution, qu’une autre résolution était possible ?

On avait vraiment l'impression qu'on allait sortir de là en concevant une démocratie sociale. Le programme du Conseil national de la Résistance réunissait beaucoup de très bonnes choses, mais d’autres questions qui ont été complètement oubliées, comme le droit des femmes, et la question de la colonisation. Il s’agissait d’un programme essentiellement productiviste. On était convaincus du développement de la production en même temps que de la possibilité d’une juste répartition. On croyait que produire plus et répartir mieux allaient permettre de créer une société nouvelle. 


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